- Tout a commencé avec cette énième affligeante émission de téléréalité, « Amours incompatibles ». Ou peut-être que j’aurais dû repartir des débuts de ce type d’émissions, à partir de Loft Story…
Le professeur hésite un instant puis poursuit.
- Non, vous avez déjà vu cette partie-là dans la vidéo introductive la semaine dernière, vous vous en souviendrez sûrement !
Petits rires gênés dans la salle.
- Ou bien vous irez revoir pour réviser !
Donc, cette émission …
Le concept était redoutablement simple en fait. Sélectionner deux célibataires radicalement différents sur les goûts, le style de vie, la personnalité, qui ne pourraient pas se supporter. Et leur proposer, contre beaucoup d’argent, un appartement, une vie confortable, de peu à peu bâtir une relation amoureuse et la vivre vraiment !
Des murmures choqués s’élèvent alors de l’amphithéâtre. Le professeur continue, imperturbable.
Les exemples de couples ainsi assemblés comptaient notamment une grande sportive et un gamer devant son écran 12h par jour minimum, une végan totale (style de vie complet) et un fanatique de grillades, une intellectuelle reconnue et un footballeur n’ayant fini ses études que grâce au sport … et je vous passe les exemples les plus « choquants ».
En tout cas pour l’instant.
Le professeur adresse un clin d’œil à l’assistance. Quelques rires s’élèvent
- Pour gagner, les participants devaient passer une à une toutes les étapes de formation d’un couple, premier date, 2ème, un bisou, un câlin, un autre date… Je suis sûr que vous connaissez tous la chanson, pas besoin que je continue !
Tout l’amphithéâtre bruisse de rires cette fois.
- Mais Il faut que je vous dise jusqu’où ils étaient censés aller… Très peu de couples ont renoncé d’ailleurs. Les candidats étaient soigneusement sélectionnés pour être dans une situation financière « précaire »
Ils n’avaient donc pas vraiment le choix de refuser.
La production de l’émission attendait d’eux qu’ils deviennent intimes … oui oui, ne gloussez pas. Pas qu’une seule fois, non. Il fallait qu’ils aménagent ensemble, dorment ensemble, sous l’œil des caméras, omniprésentes à chaque étape depuis le début. Pas le droit de faire chambre à part, les disputes devaient se régler avant d’aller dormir. Il fallait que la proximité devienne « réelle. » pour les spectateurs.
Et elle le devenait !
Au début bien sûr, les participants ne se supportaient pas, hurlaient, s’ignoraient … se faisaient rappeler à l’ordre et se rapprochaient. Et peu à peu, cela devenait une habitude, consciente, avec des efforts, puis inconsciente …
Et puis à force, les gestes de tendresse non simulés commençaient.
L’être humain s’adapte à tout, et est très doué pour se faire croire qu’il aime ça.
Là, la salle entre en éruption. Choc, dégoût, exclamations diverses.
- Je vous entend bien, oui c’était profondément choquant, de la pornographie, même de la prostitution… vous avez raison !
Et les plaintes contre l’émission se multipliaient mais les participants étaient consentants, les scènes de sexe n’étaient pas tournées de façon à montrer réellement quoi que ce soit, juste suggérer par les sons et les mouvements …
Du calme !
Mais la production, trop en confiance, a fini par faire le pas de trop.
Ils ont voulu caster une militante féministe lesbienne … et un masculiniste.
Et évidemment, oui je vous entends c’est outrageant … ça ne pouvait pas passer.
Et l’émission a été interdite. Pour ceux qui se demanderaient pourquoi, ça équivalait à une thérapie de conversion, pas tout à fait forcée mais contre rétribution quand même de celui qui allait convertir l’autre …
Le débat public s’est enflammé. L’interdiction de toutes les téléréalités a été votée. Ça aurait dû être la fin.
Pendant des semaines les producteurs ont été au centre de l’attention médiatique et leur carrière a été brisée. Ils ont dû se cacher, ils ont même fini par fuir le pays pour échapper au harcèlement.
Et peu à peu les médias ont porté leur attention sur autre chose. Le mariage de Taylor Swift il me semble.
Mais ça, c’est l’objet d’un autre cours…
Le professeur adresse un clin d’œil complice à ses yeux, hilares.
- Et c’est là que le gouvernement s’empara du concept.
C’était l’époque de « la grande crise du célibat ». De plus en plus de célibataires précaires, à cause des loyers et de l’inflation, dépendant donc d’aides sociales très coûteuses pour l’état, ne payant aucune taxe … et une consommation en berne.
Alors le gouvernement, dans son infinie sagesse … * roulement d’yeux * a eu l’idée de proposer à des célibataires sélectionnés de tenter la même expérience que dans l’émission.
Le but : former des couples plus à l’aise financièrement, consommant plus, et ne dépendant plus des aides.
Evidemment, ils ne sélectionnaient pas des partenaires aussi différents que dans l’émission. Cet aspect-là, plus personne n’en voulait.
Au début ils pensaient naïvement que leur promettre une meilleure vie ainsi suffirait à les motiver. Mais bien sûr ce ne fut pas le cas.
Alors on leur offrit plus.
Une prime mensuelle (moins élevée que leurs anciennes allocations) fut ajoutée, ainsi qu’un logement parmi ceux laissés vacants par leur propriétaire pendant au moins un an, et que le gouvernement a fait saisir.
En contrepartie, s’ils voulaient que le logement leur appartienne vraiment, ils devaient rester ensemble au moins 5 ans.
C’était risible bien sûr.
Quant à savoir comment le gouvernement imaginait contrôler la réalité des couples …
il fallait que cela aille jusqu’à un mariage et un enfant, dans un délai maximum de 2 ans. En cas d’infertilité, on facilitait l’adoption.
Des protestations s’élevèrent parmi les étudiants, mais le professeur leva la main
- Garder votre énergie pour plus tard, le pire n’est pas encore venu !
Un logement gratuit ne suffisant toujours pas à motiver les candidats à renoncer à leur liberté… la politique, de proposée, devint imposée à l’ensemble des célibataires de plus de 25 ans.
Ceux qui refusaient devaient s’acquitter d’une énorme amende, absolument dissuasive. Idem si rupture avant les deux ans.
Et une fois l’enfant arrivé… on ajouta 3 ans de +.
Le logement ne fut plus offert au bout de 5 ans mais devint prêté sans loyer… sauf si séparation.
Une seule exception tolérée pour refuser sans pénalité : choisir soi même un partenaire dans un délai d’un mois, et emménager immédiatement.
Devant l’ampleur des contraintes, les célibataires se soumirent…
Et pour un temps, le gouvernement cru que la formule de l’émission fonctionnait à nouveau.
Mais ça ne dura pas.
Peu à peu, la grande majorité des couples ainsi formés se déchirèrent, sous le regard des enfants. Ils restaient ensemble contraints et forcés mais ni heureux, ni se supportant. Ils remplissaient les obligations légales mais la violence (verbale ou même physique) était constante.
Jusqu’à la fin du délai de 5 ans et de la menace d’amende.
Et là, arriva ce que le gouvernement n’avait pas anticipé.
Quasiment tous les couples se séparèrent dans un délai relativement court, perdant de fait le logement, et retrouvant pour la plupart leur précarité d’avant. Et là, le gouvernement était dans l’obligation, à cause de lois qu’ils n’avaient pas abrogées, de ne pas les laisser à la rue et de leur verser les aides sociales.
Le système économique s’effondra très vite, plus personne ne voulant se remettre en couple.
Les étudiants souriaient maintenant, pensant que c’était la fin, respirant mieux.
- Ne vous réjouissez pas trop vite …
Le gouvernement n’avait pas compris la leçon.
On exigea que les couples se reforment, on menaça de les laisser à la rue à se débrouiller sans aides. Les délais minimums furent supprimés pour les nouveaux couples. On imposa également un deuxième enfant, pour la démographie.
Ce fut le point culminant de cette politique dictatoriale.
Là, vous pouvez vous indigner !
Mais les étudiants étaient trop sous le choc pour réagir, alors le professeur continua :
- Et encore une fois, cela fonctionna. Les gens n’avaient aucun choix … alors ils plièrent.
Et cela dura, longtemps. Jusqu’à la majorité des enfants.
Le gouvernement avait pensé un instant à en imposer un 3ème mais cela fut jugé excessif -
Le professeur s’interrompt pour retrouver sa contenance devant tant d’ironie.
- Et donc ils y renoncèrent.
Et vint le tour des enfants devenus adultes.
L’âge d’application de cette politique de couple forcé avait été abaissé à 21 ans, afin que plus personne n’emménage seul à l’avenir. C’était d’ailleurs illégal.
Les enfants restaient donc chez leur parent jusqu’à leur majorité, commençaient à travailler, et quand venait les 21 ans, avaient un mois pour emménager avec un partenaire de leur choix, ou accepter celui qu’on leur désignait.
Et c’est là que cette nouvelle génération trouva la faille.
On ne pouvait pas, après tout, imposer la moindre amende à quelqu’un d’insolvable. Alors ils ne cherchèrent pas de travail et restèrent simplement vivre avec leurs parents. Et refusèrent de se mettre en couple
Cela provoqua bien vite de nombreux problèmes dans la société, et le gouvernement chercha désespérément des moyens de contrer le mouvement, par exemple en rendant illégal d’habiter chez ses parents après 21 ans.
Et là, ce fut la goutte d’eau, et La Grande Grève commença.
Toute la société se souleva contre cette menace de trop, de sanctionner les parents si les enfants restaient vivre avec eux.
Face aux pressions de plus en plus grandes mises par le gouvernement, la réponse des parents fut la même que celle que leurs enfants avaient initiée : la résistance par l’immobilisme.
Du jour au lendemain, tout le monde arrêta simplement de travailler et même de sortir de chez soi (ou le minimum).
Plus rien ne bougea pendant une semaine.
Il n’en fallu pas plus pour que cette fois, le gouvernement capitule définitivement.
Toutes les lois sur la vie de couple furent abrogées, les logements prêtés furent donnés sans contrepartie.
On organisa les premières élections législatives depuis 25 ans.
Et peu à peu la vie reprit son cours… plus libre. Libre d’aimer qui on veut, quand on veut. Et pas pour résoudre soi-disant quelques problèmes politiques.
Et les enfants eurent des enfants par choix, par amour.
Et vous voilà aujourd’hui !
Parmi les étudiants, pas un n’ose bouger ou dire un mot. Le temps est comme suspendu.
Le professeur en choisit un, visiblement choqué par la fin du récit, et lui demande ce qu’il en pense.
- Professeur, je … nous tous ici, en tout cas la plupart … nous avons toujours pris nos parents et grands-parents pour, hé bien …
- Des ratés ? qui ont encore besoin de psys aujourd’hui à cause de leur enfance foireuse ? Qui font une crise post traumatique quand ils reçoivent un courrier du gouvernement ?
L’étudiant, gêné, acquiesce.
Le professeur reprend.
- Vous n’imaginez même pas la force qu’il leur faut pour tenir debout, aller travailler, afficher un sourire … la force qu’il a fallu pour vous élever malgré les traumatismes. Juste pour accepter l’idée de se mettre en couple et avoir des enfants, après tout ça, l’image du couple que cela leur avait donné. Une prison.
Vos parents ont fait ce que les leurs n’ont pas pu ou pas osé : ils ont résisté et brisé le système. Sans violence.
Mais ils n’en sont pas ressortis indemnes. Personne n’aurait pu. Ils ont fait de leur mieux, et comme je l’ai dit … vous voilà aujourd’hui ! Libres, curieux, ouverts.
Pas mal, non ?
Le silence retomba sur l’assemblée. Il fut long, et cette fois, le professeur ne l’interrompit pas, laissant le temps à ses étudiants de digérer.
Puis, finalement, quelqu’un prit la parole.
- Heureusement, tout ça… c’est loin derrière, c’est le passé. Ça ne pourra jamais se reproduire.
- En êtes-vous si sûrs ?
Le professeur observa son élève, qui ne savait que répondre.
Il prit la télécommande de l’écran multimédia, pour lancer la vidéo qu’il avait préparée au cas où.
La première image apparut et le son démarra.
« Bientôt sur vos écrans ! Le revival d’une émission culte à son époque, qui a su déchaîner les passions et faire émerger une génération de stars devenues modèles pour la jeune génération.
A la rentrée sur TTN Global, découvrez, des décennies plus tard, la nouvelle génération de... Loft Story ! »
FIN





