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12 août 2023 6 12 /08 /août /2023 03:16

Texte écrit dans le cadre du défi créatif d'aout 2023.


Inspiré (librement) par l’artiste Banksy, et par un épisode de la série télévisée  « La défense Lincoln »

- Je vous avoue ne pas savoir ce que nous faisons là aujourd’hui, votre honneur.
Entendez-moi bien : mon client ne nie aucunement être l’auteur du graffiti – au sens légal - réalisé sur le mur d’angle de la boutique du plaignant. Il a été identifié par la reconnaissance faciale, qui reste illégale, d’autant plus illégale que l’identification s’est appuyée sur un fichier de la police auquel le propriétaire de la boutique n’aurait pas dû avoir accès, et dans lequel mon client n’aurait jamais dû figurer – il a été contrôlé, jamais arrêté - . Mais peu importe, cela concerne une autre cour, où je ferai valoir avec férocité les droits constitutionnels de mon client.

Pour en revenir à ce graffiti, il a été proposé au plaignant de prendre en charge la remise en l’état du mur, ou les frais de celle-ci s’il souhaitait passer par une société de nettoyage qu’il aurait lui-même choisi. Les photos et vidéos, où n’apparaissent pas l’enseigne, seulement l’œuvre signée « Trojan », et la couverture médiatique que celle-ci a reçu, suffisent à la préserver.

Seulement le plaignant n’a jamais voulu négocier. Il voulait absolument faire un exemple. Et nous voilà donc …

- Oui votre honneur, nous voilà donc ! En effet, mon client voulait faire un exemple, c’est le terme juste, même s’il n’est pas question bien sûr de se faire justice lui-même. Le mur vandalisé par ce graffiti a nécessité une « remise en état » comme mon confrère le mentionne, pas moins de 57 fois durant l’année écoulée ! Et il n’a jamais été possible de faire payer les auteurs, parce que même s’ils étaient visibles sur les images de caméra, ils n’ont jamais été identifiés !

Alors désolé, mais là en effet, votre client sert d’exemple, d’autant qu’il signe ses « œuvres » mais en se cachant derrière un pseudonyme. Mais puisqu’il se permet de ne pas respecter la propriété d’autrui, mon client a décidé de ne pas avoir plus de respect pour cet « anonyme célèbre » et de l’exposer pour ce qu’il est : un vandale, un activiste cherchant à nuire à l’image des gens dont il souille les façades.

Parce que franchement, cette représentation d’un asiatique saignant, et dont le sang irrigue une veste d’un modèle aisément reconnaissable vendu par mon client dans sa boutique – une veste justement rouge sang, si ce n’est pas une atteinte à l’image, je ne sais pas ce que c’est !

La juge suivait les échanges avec attention, mais décida soudain de marquer son agacement face au ton de plus en plus « appuyé » des échanges.

- Maître, je vous rappelle qu’il n’y a pas de jury ici. Et cela vaut pour les deux parties ! Vous êtes dans mon bureau, et j’entends que les débats restent calmes et courtois.

La séance continua dès lors sur un ton plus mesuré.

- Si je puis me permettre, votre honneur … mon confrère soulève quelques points intéressants dans ses propos.

Notamment sur le nombre affolant d’actes de vandalisme que son mur a eu à subir. Des graffitis de tous genres, mais le plus souvent de simples sigles de gangs ou de graffeurs, ou de messages fleuris dans un orthographe approximatif. Jamais un dessin de ce genre.

Mais surtout, je tiens à faire remarquer que depuis maintenant 4 mois que mon client a signé son œuvre, le nombre de dégradations à cet endroit est tombé à … 0.

Je n’affirmerai bien sûr pas que les autres graffeurs se tiennent tranquilles par « respect » ou une forme quelconque d’affiliation ou de complicité avec mon client. Mais l’attention portée à l’œuvre, de jour comme de nuit, par une foule de curieux et d’amoureux de l’art, a rendu plus difficile pour ces personnes de passer inaperçu, sans doute.

Sur un autre point … si l’œuvre de mon client est tellement préjudiciable, pourquoi ne pas avoir fait nettoyer le mur dès le lendemain, comme dans les autres cas mentionnés ? C’était votre droit le plus strict ?

- Mon client reconnait évidemment ce dessin comme « œuvre d’art unique » et ne voulait pas faire l’objet d’une campagne de dénigrement en cas de destruction de celle-ci !

- Quelle marque de respect ! Ou bien est-ce là une tentative d’augmenter artificiellement la somme demandée pour atteinte à l’image, en prolongeant la dite atteinte ?

L’avocat de la défense affichait un rictus sarcastique, et la juge s’énerva vraiment

- Que vous ai-je dit précédemment, maître ? Pas de ça ici ou je vous condamne pour outrage, c’est bien compris ?
- Oui votre honneur.
- Bien. Poursuivez, mais soyez prudents.

L’avocat de la défense se reconcentra un instant en compulsant ses notes, puis il reprit.

- Concernant la supposée « atteinte à l’image » … si elle était avérée, cela devrait se voir dans le chiffre d’affaires du magasin pour la période concernée, il me semble. Or, d’après les chiffres dont je dispose, il aurait augmenté de + de 50% pendant la période concernée, ce qui, même en comptant la nouvelle collection qui venait de sortir, représente un bond spectaculaire jamais réalisé auparavant. D’autant que, toujours d’après les chiffres en ma possession, l’augmentation est continue depuis 4 mois. Alors où est le préjudice ?

- L’artiste avait l’intention de lui en causer un. Le fait qu’il ait échoué n’enlève rien à la gravité des faits !

- L’intention … oui en effet, on doit juger les accusés autant sur ce qu’ils ont fait que sur ce qu’ils avaient l’intention de faire, même si la loi prévoit dans ce cas une gradation appropriée des sanctions.
Mais quelles étaient donc les intentions de mon client, sinon interpeller sur les conditions de travail dans les pays où se fabriquent les vêtements tels que ceux vendus par le plaignant ? Qu’ils étaient donc réalisés avec « le sang et la sueur » des travailleurs. En ce sens, on pourrait voir cela comme une attaque contre la boutique … sauf que rien dans le dessin n’implique que les vendeurs y soient pour quelque chose !

Et personne n’a fait ce lien d’ailleurs ! Il n’y a pas eu de manifestations organisées devant la boutique, par des activistes pourtant prompts à agir dans ce genre de cas, pour profiter de l’attention portée par les médias. Pas de dégradation de la boutique, pas de menaces notables signalées par le plaignant …

- Et pour cause, cher confrère ! Mon client a toujours revendiqué des conditions de travail équitable pour les travailleurs chez ses sous-traitants, quel que soit le pays. C’est une implication forte qui lui a valu une grande reconnaissance ! C’est d’autant plus injuste que votre client s’en prenne ainsi à lui !

- Mais pourquoi aurait-il voulu s’en prendre à lui, justement ? Pensez-vous que Trojan, dont la démarche a toujours été de lancer le débat mais en l’orientant dans la bonne direction, se serait complètement trompé de cible cette fois ?

Ou bien ne pourrait-on pas imaginer plutôt qu’il ait voulu justement se servir de la réputation très égalitaire et parfaitement reconnue du plaignant, qu’il ait en quelque sorte voulu reconnaître son influence positive dans le domaine, en faisant passer le message à travers cette œuvre qu’il fallait redoubler d’effort, que le combat n’était pas fini ?

Et puis, vous avez manqué un détail de l’œuvre …
L’homme saigne, mais il sourit et se tient debout fièrement.
 

En arrière-plan par contre, on voit un enfant au sol, vidé de son sang, qui lui a irrigué un autre type de vêtement non vendu par votre client !

On pourrait donc penser que Trojan a voulu, dans son dessin, reconnaitre que votre client améliorait les choses, même si cela reste imparfait. D’ailleurs, il ne le nie pas, puisqu’il a récemment déclaré dans une interview qu’il « intensifiait la lutte contre toute forme d’exploitation des travailleurs chez ses sous-traitants ».

Je pense que le plaignant a parfaitement conscience que l’œuvre de mon client le valorise. Voilà la vraie raison pour laquelle il n’a pas fait nettoyer le mur.

La juge attendit d’être sûre que les avocats avaient terminé, mais il semblait bien que l’accusation n’avait pas l’intention de répliquer.

- Bien. Le moins qu’on puisse dire est que cette affaire donne matière à réflexion.

D’un coté nous avons un graffeur qui ne nie pas ses œuvres, les signe, en tire une notoriété – même sous pseudonyme – qui lui a valu de nombreux et lucratifs contrats de diffusion pour des documentaires sur son œuvre, sa démarche artistique, politique et citoyenne … on en a même fait des livres, des films, on s’en est inspiré dans des épisodes de série … de manière suffisamment transparente pour que cela lui rapporte des droits.
il reconnaît donc faire quelque chose d’illégal au terme de la loi, que ce n’est pas la première fois, et en tirer un bénéfice qu’on pourrait qualifier d’important.

De l’autre, nous avons un commerçant, légitimement excédé par les dégradations répétées de sa façade, au point de violer la loi pour tenter d’y mettre fin … un commerçant cependant qui décide cette fois de ne pas nettoyer le mur et semble profiter de la situation. Sans que cela ne rapporte rien directement à l’artiste, sinon une amélioration de son image déjà très reconnue.

Et comme son identité ne sera pas révélée, vu que j’ai accepté que cette affaire soit jugée selon le principe du « huis clos », cette image ne sera pas éventuellement dégradée.

Dans un monde idéal, les deux parties auraient du réussir à s’entendre par contrats pour préserver l’œuvre et peut être même que l’artiste y gagne un pourcentage sur les surprofits du magasin – mais cela, il ne le souhaitait pas, ce n’était pas sa démarche…

Dans le monde où l’on vit, si le plaignant maintient sa plainte, je me dois de condamner l’accusé à une amende forfaitaire pour la dégradation du mur.
Je rejette par contre l’accusation de préjudice d’image. Il n’y a ni préjudice, ni d’intentions, cela a été clairement démontré.

Je devrais aussi, normalement, condamner l’accusé à acquitter la facture éventuelle de remise en état si le commerçant décidait que finalement il ne veut plus de cette publicité, et la procédure serait close.
Mais comme les deux parties, ainsi que le grand public, les médias, les critiques spécialisés … sont d’accord sur le statut d’œuvre unique, que la paternité de cette œuvre n’est pas contestée, et que le plaignant a décidé POUR LA PRESERVER de ne pas remettre en état … je dois donc m’interroger sur la propriété de l’œuvre.

Et tout dans ce dossier me dit que le plaignant, parce qu’il a décidé d’attaquer en justice, ne voulait pas de cette œuvre, et n’en veut toujours pas – il ne l’aurait préservée, ai-je entendu, que pour éviter un lynchage médiatique.

Elle appartient donc légalement à l’artiste, même si le support lui, appartient au plaignant.

Pour résoudre cela, il pourrait être décidé que l’artiste loue le mur. Mais les bénéfices extraordinaires réalisés par le plaignant me semblent, quelque part, avoir couvert un tel loyer pour de nombreuses années.

Je prononce donc une interdiction pour le plaignant de détruire, par quelque procédé que ce soit, l’œuvre de l’artiste, à moins de disposer de l’autorisation écrite de celui-ci ou de son représentant légal. Et j’encourage vivement le plaignant à résoudre le problème en achetant l’œuvre en bonne et due forme.

Je lève la séance.

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