Une histoire imaginée, à la base, pour une rédaction, pour aider la fille de mon amie... mais ça a un peu débordé...
Pierre regarda pour la 10ème fois au moins sa montre en moins d’un quart d’heure. «
Si cela continue, nous allons rater le match », pensa-t-il. Et pas n’importe quel match : la finale du championnat. En ajoutant à cela qu’en 6 mois de temps, c’était la première soirée qu’il ne passerait pas le nez dans un dossier d’enquête, ou en filature, ou en planque dans un quelconque coin pourri … il n’avait pas précisément envie de la passer à attendre. En congé depuis la nuit dernière, il tenait bien à profiter de sa semaine au mieux.
Maudissant une nouvelle fois Marc, son meilleur ami (pour lequel la notion de ponctualité s’arrêtait à être devant sa télé à l’heure du "Millionnaire"), et puis la terre entière par un enchaînement d’idées bien connu des policiers, Pierre but une nouvelle gorgée de whisky, prit avec humeur le journal qu’il avait acheté une heure avant, mais qu’il s’était juré de ne pas ouvrir,
pas ce soir, puis se réinstalla dans son fauteuil.
Par habitude, il chercha directement la rubrique «
faits divers ». Une photo accrocha son regard, et décida de la suite de sa soirée.
Finalement, il n’assisterait pas au match
Filant à 160 vers le commissariat, son seul vrai chez lui en y réfléchissant bien, Pierre ne parvenait pas à échapper à ses souvenirs, qui le ramenaient à la photo du journal, et inversement. Il l’avait tellement vue, cette photo, dans le temps … tellement aimée, aussi, alors qu’elle la détestait absolument.
Et il l’avait aimée elle aussi. Et elle l’avait détesté. Mais tout ça n’avait plus d’importance, désormais. C’est du moins ce qu’il se répétait en boucle, opposant à ses sentiments, si contradictoires et toujours si vivants malgré le temps passé, la froideur blasée de l’article du Daily Sun
Chicago – Anna Garrett, jeune secrétaire de 27 ans, a été retrouvée morte dans le bureau de Edouard Norton, PDG de Cybercom, qui venait de l’engager.
D’après les premières constatations de la police, la victime n’a pas fait l’objet de violences physiques, mais certains éléments orientent néanmoins l’enquête vers un décès d’origine criminelle.
Rappelons que Cybercom, spécialisé dans le domaine des réseaux d’entreprise, a connu une croissance fulgurante depuis sa création il y a 5 ans. Jackie Leman, porte-parole de la société, déplore ce « malheureux incident » et espère qu’il ne portera pas préjudice à l’image de la société, dont le personnel ne saurait d’aucune façon être responsable de ces évènements.
Pierre ricana en repensant à ces mots de la porte-parole de Cybercom … la seule personne apparemment à se préoccuper de l’image de la société dans ce contexte. Décidément, certaines choses ne changeraient jamais. Sauf pour le pire.
Et Anna morte, c’était bien le pire.
Par une sorte de «
coup de chance », l’inspecteur chargé de l’enquête venait de s’absenter pour «
raisons médicales », euphémisme poli pour dire que cet alcoolique chronique avait replongé une nouvelle fois. C’est donc soulagé d’un problème, bien que ne comprenant pas vraiment l’intérêt de Pierre pour ce dossier, ni la raison pour laquelle il annulait ses congés, que le commissaire lui confia l’enquête.
Pierre s’esquiva aussi vite, rassuré de n’avoir pas du donner de détails sur lui et Anna, et se mit immédiatement au travail. Pas de temps à perdre. Il était connu de ses collègues pour son acharnement et ses enquêtes, expéditives mais jamais bâclées. Il tenait absolument à ne pas déroger cette fois. En mémoire d’Anna.
Il du vite se rendre à l’évidence : la qualité du travail de son collègue, même sérieusement imbibé, était irréprochable. Le dossier était impeccablement classé, et reprenait les constatations initiales dans le bureau de Norton, les interrogatoires du personnel de Cybercom et de toutes les personnes présentes ce jour-là dans les locaux de la société, des proches d’Anna et de son voisinage, ainsi que la reconstitution de l’emploi du temps de la victime le jour fatidique.
Pierre se fit la réflexion qu’en 24 heures, beaucoup de choses avaient avancé sans qu’il en ait conscience. Il n’aima pas ce sentiment d’avoir si vite perdu prise sur les évènements.
Continuant à étudier le dossier, Pierre eut la surprise de trouver un rapport préliminaire du médecin légiste. Ce n’était bien sûr pas le définitif, mais il arrivait parfois que seulement 4 heures après les constatations, il rende un premier avis dans les cas les plus simples. Et sans doute qu’ici, c’était le cas, ce dont Pierre ne se plaignit pas. Il tenait absolument à ce que le monstre, qui que cela puisse être, qui avait éteint l’éclat des yeux d’Anna soit arrêté au plus vite, et pas dans 10 ans, comme cela arrivait parfois.
C’est dans cet état d’esprit qu’il lut les conclusions des analyses toxicologiques, et s’autorisa alors un de ses sourires carnassiers tellement réputés et si froids à l’intérieur : l’enquête semblait se simplifier à vue d’œil.
Anna avait été empoisonnée. Logique. Les constatations faites dans le bureau d’Edouard Norton avaient écartés toute violence physique, mais la couleur de la peau de la victime était tout sauf naturelle. Ce qui avait justifié qu’on prenne une vieille photo pour l’article du Daily Sun.
Plus intéressante était la composition exacte du poison, en fait un médicament vendu sur prescription, mais présent ici dans une concentration anormalement élevée. Et le légiste notait certaines anomalies. Comme le fait que l’on n’avait pas retrouvé le produit complet dans l’organisme de la victime, seulement son constituant principal, très concentré, dont une seule goutte aurait suffi à tuer. Le fait aussi que des traces relevées sur les vêtements de la victime faisaient penser à une prise par spray, alors que le médicament est normalement conditionné sous forme de comprimés.
Le fait qu’il s’agisse d’un médicament anti-obésité réputé (le COLABREX, commercialisé à peine quelques mois plus tôt et présenté comme une révolution par COLAWARE inc., jeune société pharmaceutique qui avait décroché sa place dans l’élite de la profession avec son premier produit), alors que Anna n’avait aucun problème de poids, confirmait l’empoisonnement.
Visiblement, le tueur avait eu accès aux constituants de base du médicament. Cela aurait pu très naturellement amener Pierre à enquêter dans les locaux de COLAWARE inc. Mais sans l’ombre d’un début de liste de suspects, c’était une fausse bonne idée. Il serait toujours temps par après de chercher les contacts d’éventuels suspects avec des employés de la société pharmaceutique.
Un point retint beaucoup plus l’attention de Pierre. Le légiste affirmait que le produit avait tué Anna en +/- 15 minutes, entre l’inhalation et les premières réactions, normalement foudroyantes. Une conclusion s’imposait donc d’elle-même : le tueur était dans les locaux de Cybercom au même moment qu’Anna.
Cela valait bien qu’il fasse un peu mieux connaissance avec le fameux Edouard Norton.
L’entretien ne pu malheureusement avoir lieu, mais l’homme d’affaire, en déplacement chez un important client en Europe, avait laissé des instructions au cas où la police reviendrait. Ce fut donc sans la moindre difficulté que Pierre obtint du chef de la sécurité l’accès aux dossiers du personnel, et qu’il eut droit à une visite guidée de l’ensemble du bâtiment, et plus précisément des lieux où était passée la victime.
Pierre regardait, notait, s’efforçant de se faire une idée précise des lieux.
Plus tard, un café à la main, il compulsait le dossier, attablé à la cafétéria de Cybercom, où il avait trouvé momentanément un peu de calme. En effet, le bâtiment était une vraie ruche dans laquelle travaillait quotidiennement 2500 personnes, et où circuler était une activité à haut risque pour le système nerveux.
L’ambiance de cette cafétaria lui faisait penser à une salle d’attente d’hôpital, en plus aseptisé encore, mais cela ne la gênait pas dans son travail.
Il pensa que vérifier les dossiers de tous les employés un par un, en enquêtant séparément sur chacun d'eux, n’aurait rien donné. De toute façon, Anna ne connaissait personne ici : c'était sa première visite dans l’entreprise, pour des tests de recrutement. A l’issue de ceux-ci, elle s’apprêtait à signer son contrat, quant elle était soudain décédée.
L’hypothèse de l’employé psychopathe, bien que pas forcément «
farfelue » (il avait déjà tout vu dans son métier), n’avait pas sa préférence pour l’instant. Et puis il y avait des moyens d’arriver aux conclusions par des moyens plus simples.
Pierre décida de retourner à la sécurité.
Il apprit que les jeunes femmes reçues pour les tests ce jour-là avaient toutes du attendre dans la même salle avant d’être reçues pour les entretiens individuels. Après, certaines repartaient immédiatement, tandis qu’on demandait à d’autres de rester au cas où l’on voudrait les revoir. Parfois, un téléphone sonnait, et la réceptionniste venait annoncer à une de ces personnes qu’elle aussi pouvait finalement partir. Et ainsi la journée passa, jusqu’à ce qu’il ne reste que deux candidates en attente.
En plus d'Anna, il y avait une certaine Susan Nichols. Les entretiens étaient finis depuis un moment quand arriva l’appel signifiant que celle-ci pouvait partir.
«
Si vous aviez pu voir sa tête à ce moment-là ! », ajouta le chef de la sécurité, «
c’est inhumain, de faire attendre les gens comme ça, comme du bétail, et finalement les balayer en claquant des doigts… »
«
Moi, devant mon écran, quand tout est calme dans le bâtiment, je prend mon café en regardant défiler les candidats pour des emplois. On recrute tout le temps ici … et si vous saviez ce que j’en vois, des scènes de désespoir, combien de fois je dois aller vérifier dans les toilettes qu’il n’y en ait pas qui voudraient se suicider … ».
Pierre écoutait distraitement cet employé lui confier ses états d’âmes, tout en pensant à ce qu’il venait d’apprendre. Les candidates n’avaient pas quitté la salle d’attente de toute l’après-midi (sauf pour se rendre aux toilettes, ou dans un bureau pour les entretiens, ou pour sortir du bâtiment). Il y avait des caméras en permanence braquée sur elles. Anna était morte dans le bureau de Norton, 5 minutes à peine après y être entrée. Elle devait donc avoir été empoisonnée environ 10 minutes auparavant, dans la salle d’attente, à un moment où il ne restait plus que la réceptionniste, et l’autre candidate.
Et tout ça sous l’œil de la caméra.
La cassette vidéo de sécurité montra distinctement Susan Nichols se lever, après que la réceptionniste l’ait prié de partir. Sur l’image, elle sortait calmement de son sac une sorte de flacon de parfum, dont elle faisait mine de se servir. Puis, elle quittait la salle. En regardant attentivement, on pouvait constater que l’angle dans lequel elle envoyait le jet de «
parfum » visait précisément Anna, à moins d’un mètre derrière.
Susan Nichols fut arrêtée le jour même
Elle avoua facilement au cours du premier interrogatoire, que Pierre tint à diriger lui-même. Il apprit notamment que la pilule qu'il avait vu la meurtrière avaler à sa sortie du bâtiment (caméra de sécurité extérieure) correspondait au contre-poison prévu contre une prise massive de la molécule de COLABREX non diluée. Elle avait eu accès au produit, ainsi qu’au contre-poison, par son mari, employé chez COLAWARE inc., et décédé accidentellement quelques mois plus tôt.
Elle-même sans emploi, elle avait du assumer seule ses enfants. Harcelée par les services sociaux (son mari, très dépensier, ne leur avait laissé que des dettes), elle était prête à tout pour retrouver un revenu décent dans un délai TRES rapide. L’occasion s’était ici présentée, vu qu’elle arrivait deuxième à l’issue des tests. D’ailleurs, elle avait été recontactée le jour même par Cybercom afin de venir signer son contrat.
Elle avait seulement fait trop d’erreurs. Si elle avait attendu sa victime à l’extérieur du bâtiment, dans le parking, peut-être que …
«
Heureusement que les criminels sont parfois de vrais idiots », pensa Pierre, en passant le relai à un de ses collègues pour la suite des interrogatoires. «
Mais quand même, c’est bien vrai que ce monde peut changer des gens normaux en vrais monstres… ».
En ce qui le concernait, cette enquête était bouclée, à peine un peu plus de 24 heures après le meurtre.
Confortablement installé dans son fauteuil, un whisky dans la main, et le journal sur les genoux, Pierre pensait : finalement, la vie sans Anna n’était guère différente. Juste la même horreur banale qui s’étalait d’articles en articles. Et puis, depuis son départ 3 mois plus tôt, il avait eu le temps de s’habituer à cette absence. Mais là n’était-il pas le mal, s’habituer, quand son cœur lui prouvait à nouveau, à chaque seconde, qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer ? N’aurait-il pas fallu qu’il ait le courage de tenter ce pas vers elle, ce pas de plus, même si elle le détestait vraiment ? Qu'aurait-il risqué de si vital, qu'il n'ait pas eu ce courage ?
Son équipe favorite avait perdu le championnat. Marc avait laissé un message sur le répondeur pour s’excuser de n’avoir pas pensé à décommander, mais sa fiancée était enceinte, et … «
et il a évidemment eu raison de ne pas venir », pensa Pierre. C'est quand ils sont là qu'il faut consacrer du temps à ceux que l’on aime. Après, il ne reste que des photos, des souvenirs.
Ce soir, il savait que même si cette enquête avait été parfaitement menée, jamais cela ne remplacerait les mots qu’il n’avait pas dit à Anna de son vivant, le temps qu’il n’avait pas passé avec elle.
Ce «
je t’aime encore » qui le hanterait pour le reste de sa vie.
09/01/2004