Aujourd'hui 17 juin. Une nouvelle journée qui commence, sous un soleil qui a cessé depuis deux semaines déjà d'être insolent. Je l'accueille avec plaisir au réveil, à travers mes volets mal fermés.
J'avais oublié combien la vie peut être belle, et si simple, quand personne ne vous pourchasse.
J'ai encore dû changer de nom. Mais ce n'est pas la première fois. Je m'appelle Richard Banford, à en croire mes papiers d'identité… avant c'était Anthony Sorel. Avant… peu importe. Seul compte le moment présent.
Inutile de repenser au passé, à moins de vouloir repenser aussi à…
Non non, c'est de l'histoire ancienne maintenant...
Aujourd'hui 17 juin, j'ai un entretien pour un travail de livreur dans une société de ventes par correspondance. Tout ce qu'il me faut. Ca n'a rien de passionnant, j’avoue. Mais ça serait mon premier vrai travail depuis longtemps. Tout ça à cause…
Ne pas y penser.
Le temps de me préparer et me voilà dans la rue, bordée d'arbres aux feuilles éclatantes de santé. Pas l'ombre d'une voiture en vue. J'ai eu de la chance de trouver cet appartement.
Je croise quelques voisins que je salue avec un sourire. Ca ne coûte pas cher de se faire apprécier. Puis on ne sait jamais, ça peut toujours servir. Je n'aime pas les gens, mais je sais leur faire croire le contraire.
J'arrive au métro. Là, c'est déjà la cohue. J'entre. Une rame dans deux minutes, j’attends patiemment.
Je me sens bien dans ma peau, vraiment. Moi qui n'aime pas la foule, me voilà en train de sourire pourtant, le cœur léger. Décidément, la vie est belle.
Je me faufile jusqu'à une place libre et m'installe. Je n'ai pas oublié de prendre un livre. La clé de la réussite en toute chose est d'avoir l'air de ne pas faire attention aux autres. Comme ça, ils ne se sentent pas agressés.
En fait, je ne lis pas, je fais juste semblant. Je n'aime pas la foule alors je me méfie. Je ne rate pas un geste, un regard, une attitude.
Mais tout va bien aujourd'hui. J'arrive même à lire réellement.
J'ai avalé deux pages au moment où le métro s'arrête à la 6ème station. Je relève la tête pour regarder monter les passagers.
Et là tout bascule.
Des yeux d'un bleu profond se posent brièvement sur moi. Trop brièvement peut-être pour qu'on puisse en déduire quelque chose, mais je sais ce qu'il en est. Le même éclat dans le regard. C'est elle.
D'habitude elle préfère les yeux verts, mais peu importe, il n'y a pas de doutes. Je suis passé maître dans l'art de la reconnaître. Depuis le temps.
Je dois lui concéder qu'elle sait choisir des visages, des vêtements, des façons de se mouvoir, totalement différents à chaque apparition. Et elle a du goût. Jamais vulgaire, jamais quelconque. Coiffure impeccable. 1m65. Elle déteste les chaussures à hauts talons, n'en porte jamais. Elle préfère les vêtements simples aux tenues trop tapageuses. Des couleurs unies, chaleureuses, qui mettent en valeur son sourire si franc, et cet éclat dans le regard.
Ce même éclat, et cette façon de sembler ne pas faire attention à moi, alors qu'en moins d'une seconde elle a fouillé mon âme …
Tu peux te déguiser autant que tu voudras, ma belle. Je te reconnaîtrai toujours.
Je balaye du regard l'espace qui me sépare de la porte la plus proche. Je perçois son regard sur moi à nouveau, fugitivement. Il faut que je trouve une solution, vite.
Deux semaines, je croyais bien l'avoir semée cette fois, mais il n'en est rien. Si je m'en sors, il faudra que je prenne encore plus soin de brouiller les pistes la prochaine fois. Une bouffée de rage m'envahit.
Quand donc cessera-t-elle de me pourrir la vie ?
Je n'ai pas le choix, comme toujours. Maintenant qu'elle sait que je l'ai vue, elle ne cesse de m'observer à la dérobée. C'est une professionnelle, elle sait comment s'y prendre pour que sa cible ne remarque rien, mais j'ai appris avec le temps à passer entre ses regards, à la prendre par surprise.
A la tuer, aussi.
Je l'ai déjà fait des centaines de fois. Et puisqu'elle veut continuer la traque, puisqu'elle n'en a pas encore assez, alors je vais soigner sa fin tout particulièrement aujourd'hui. Qu'elle s'en souvienne. Qu'elle sache que si je n'y prends aucun plaisir particulier, sa souffrance me tient néanmoins très à cœur.
Il faut que celle-ci soit maximale. Pour qu'enfin elle renonce.
Le métro s'immobilise à la station.
Elle se lève, continue à faire semblant de ne pas me voir, tout en scrutant (un millième de seconde tout au plus) ma réaction. Puis, elle sort, et d'un nouveau regard furtif, me défie de la suivre.
Comme si j'avais le choix.
Comme si je ne devais pas résoudre le problème à tout prix.
Mais quand même, j'attends la dernière seconde pour débarquer. Pour qu'elle doute.
Puis, je m'engouffre, juste avant que les portes se referment...