Texte écrit dans le cadre du défi créatif d'aout 2023.
« Et alors, Michael, tu comptes me le rendre un jour ce papier, ou bien je dois te forer le crâne pour l’extraire moi-même ? »
Colin, le rédac’chef comme on l’aurait appelé avant – mais le titre était peut-être déjà passé de mode à sa naissance, tellement il paraissait jeune – se tenait penché devant mon bureau, ses deux mains posées, l’air extrêmement … « tendu ». D’un autre côté, nous ne l’avions jamais vu autrement, au point que pour son anniversaire, on avait sérieusement envisagé de lui offrir une boîte de laxatif.
Mais ce genre d’humour était également d’une autre époque.
- Pas fini. Je n’arrive pas à trouver la moindre source crédible.
-Mais je t’ai filé le dossier d’Andrew, y avait tout dedans, y avait plus qu’à recontacter tout le monde et à rédiger ! Qu’est ce que t’as foutu depuis une semaine ?
- Bah j’ai recontacté tout le monde. Pour me faire répondre que soit ils n’ont jamais dit ça (preuve à l’appui, certains ont enregistré leur entretien avec Andrew), soit ils l’ont dit mais sorti de son contexte et Andrew a modifié comme ça l’arrangeait.
Colin soupira.
- Et les enregistrements qui étaient dans le dossier ?
- Tu les as écouté au moins, Colin, avant de me les filer ? y a rien là-dedans, il s’est enregistré lui-même, résumant à sa façon les interviews !
- Tu te fous de ma gueule ?
- J’aimerais bien … mais le pire, tu sais ce que c’est ? Certaines de ses sources n’ existent même pas !
Soit il s’agit de gens décédés, ou qu’il n’a pas réussi à joindre… ou qui n’ont même peut être jamais existé, qu’est-ce que j’en sais ? mais comme d’autres personnes lui en avaient parlé, il les a ajoutés au dossier !
Le rédac’chef était blanc comme un linge. La situation était catastrophique. Cela faisait un mois que tout le journal était sur la brèche pour révéler les preuves du dernier complot en date impliquant l’ancien président. Le dossier du procureur était accablant, et nous avions enchainé nous même papiers sur papiers pour étayer par notre propre enquête. Et depuis plusieurs jours, nous annoncions une nouvelle salve de révélations.
S’il s’avérait maintenant que le journaliste responsable de l’enquête avait bidonné ses sources pour se faire mousser, même si bien sûr ça ne remettait pas les preuves du procureur en cause … aux yeux de l’opinion publique, ce serait la preuve qu’il y avait bien une cabale pour faire condamner l’accusé avant qu’il puisse de nouveau être candidat.
Et plus aucun jury, même de ses détracteurs, n’oserait prendre le risque de le condamner sur base de ces accusations. Le dossier serait simplement devenu « radioactif ».
Colin prit une profonde inspiration
- Bon … tu crois qu’il y a assez de « vraie » matière dans les interviews qu’il a réalisé pour quand même écrire quelque chose, n’importe quoi ?
- Ca va être difficile. Y a bien un ou deux éléments qu’il n’a pas creusé, quelques personnes que je pourrais contacter pour en savoir plus, quelques sources qui seraient disposées à ce que je les réinterroge car d’autres éléments leur sont revenus après réflexion.
- Bref, tu me dis qu’il faut quasiment recommencer toute l’enquête.
Il était peut-être très jeune pour son poste, mais il avait oublié d’être con, pensais-je alors
J’allais tenter de répondre quelque chose d’intelligent pour atténuer le choc, quand soudain, sur le grand écran du bureau toujours allumé sur CNN, nous apprîmes en direct l’inculpation officielle de l’ancien président, pour une liste de charges assez conséquentes.
Et l’idée me vint alors que nous pourrions simplement nous draper dans notre « éthique journalistique » - encore un concept d’un autre temps – et annoncer la suspension de notre enquête, dont les derniers éléments recoupaient ceux déjà recueillis par le procureur, afin de laisser celui-ci préparer sereinement le procès, ayant désormais suffisamment d’éléments probants à sa disposition.
Colin retrouva le sourire. Je rédigeai un court article en un petit quart d’heure et il le valida tel quel. Nous nous en sortions bien.
Nous apprendrions plus tard qu’Andrew était payé par un cercle de réflexion (think tank) ultra-conservateur afin de saboter notre enquête, et ainsi semer le doute sur toutes les accusations lancées contre l’ancien président. Heureusement, toutes les infos ayant jusque là été vérifiées par plusieurs personnes, il n’avait pas pu faire de dégâts importants. Mais s’il n’était pas tombé malade – ce nouveau COVID auquel il n’avait jamais cru et qui avait fini, des années après la pandémie initiale, par le rattraper –, et avait pu lui-même écrire le papier …
Le journal intenta des poursuites contre lui.
On le retrouva chez lui deux jours plus tard, mort. Les voisins avaient entendu une détonation. Il avait toujours l’arme en main.
Colin me confia l’enquête, et le soin de révéler les agissements du cercle de réflexion. Mais celui-ci fut dissous avant que je ne puisse même commencer réellement mon travail. Les personnes disparurent sans laisser de traces (sauf une ou deux, retrouvées pendues ou mortes dans des accidents de voiture). Les locaux du cercle brûlèrent, avec toutes les archives.
Nous étions assaillis de lettres de menace, anonyme bien sûr. Le FBI identifia certains auteurs mais ne pu prouver l’intention réelle de nuire.
Rien ne fut finalement publié sur le sujet.