Rythme lancinant des pulsations. 160 à la minute, en augmentation. Cette fois-ci, je pense bien qu'ils vont le perdre. Je les sens qui s'affairent, comme toujours. Injections en chaînes, déjà on apprête le défibrillateur. Ils ne peuvent admettre avoir perdu la partie. Mais je dois l’avouer, ils se seront bien battus. Ils ont failli réussir cette fois.
A l'intérieur je me débats contre leur chimie. C'est un jeu d'enfant. Le cœur commence à fatiguer, l'oxygénation montre des signes évidents de dysfonctionnements ... ils viennent sans doute de lui mettre le masque à oxygène, j'ai cru percevoir une amélioration. Peu importe, c'est toujours insuffisant.
Je n'ai rien contre cet homme, absolument rien. Son heure n'était pas arrivée. Mais à cause d'eux, il a bien fallu que j'intervienne. En haut, on se faisait du soucis. Alors je suis entré en jeu.
D'habitude je tue les cellules par petites poignées ... là, j'ai du y aller à l'excavatrice ...
C'est que ce n'est pas simple de tuer un être humain en pleine santé.
Mais voilà. 180 maintenant. Toujours en augmentation. Ils ne comprennent pas, ils continuent à tout essayer. Et ils me donnent du mal. Mais le plus dur est fait. Encore un petit peu et ...
voilà ...
Fibrillation.
Tout de suite un premier choc et le pouls repart.
Trop vite.
Moi je m'active. Il s'agit de ne pas faire d'erreur cette fois.
Parce que ce n'est pas la première fois que j'essaye, pas la première fois que je suis à deux doigts de réussir. Alors cette fois, ne pas vendre la peau de l'ours.
Deuxième arrêt cardiaque.
Deuxième choc.
Cette fois, ça ne repart pas.
Bon signe. Mais je continue encore, plus vite, toujours plus vite. Des fois que ça repartirait quand même.
Bonne intuition. Au 3ème choc, ça repart. C'est qu'il est vraiment bien accroché, cet homme !
42 ans, race blanche, 1m78, 65 kg, ne fume pas, ne boit pas, fait du sport, alimentation saine, pas de cholestérol, aucun problème cardiaque, aucun problème d'anévrisme (ils ne le savent pas, mais moi si). Aucuns problèmes liés au stress, tous les organes en parfait état.
Le client énervant.
Il me fallait pourtant provoquer un problème suffisant pour qu'il aie recours à la chimie. Et j'ai réussi. Quelques perturbations cérébrales (c'est tout ce que j'ai pu provoquer facilement, parce qu'en plus le système immunitaire étant ce qu'il est, impossible même en l'aidant de voir un virus s'implanter), de gros problèmes de mémoire.
Et monsieur a évidemment pris des médicaments.
Bénis soient les effets secondaires !
Je n'ai eu qu'à les amplifier (problèmes à l'estomac et au foie), et le résultat : après une lente dégradation, tout lâche.
Deux minutes que le cœur s'est arrêté à nouveau. Ils continuent à choquer mon client. Un dernier sursaut du cœur, mais là, il ne faut pas rêver.
Je l'ai eu. Mission terminée.
Plus de 41 ans de « sommeil »(observation constante, néanmoins, plus deux fausses alertes mais c'est courant). Puis voilà que contre toute attente, en haut, ils se sont inquiétés.
Pensez donc ! Mon client, comme 99 autres patients, était subitement au cœur d'un vaste programme de recherche sur l'immortalité humaine.
Mes 99 collègues ont eu plus de chance que moi. Sujets moins robustes. Tous enterrés déjà.
Mais le mien ... ils ont failli réussir.
Heureusement que le Destin veille. Heureusement que ses agents ont des moyens d'actions puissants.
Je suis la Mort. Pas ce personnage que l'on voit dans les films habillé en moine avec une faux, quoi que j'aime me représenter ainsi, parfois, au moment de tuer une cellule. Non, juste la mort personnelle de David Leitz. Un parmi des milliards de milliards. Je ne connais pas le décompte exact.
A chaque être vivant, à chaque microbe, virus, bacille, la sienne. Je suis moi même à la tête d'un détachement qui investit les cellules dès leur naissance et leur impose leur cycle de vie.
Ce ne sont que des exécutants. Je peux par leur aide accomplir à peu près n'importe quoi. Je dis "à peu près", parce que l'organisme a des défenses.
Du genre à expulser mes subordonnés des cellules investies si le système immunitaire détecte une destruction massive de cellules.
Je ne peux m’empêcher d'admirer le système de défense.
Donc je suis la mort de cet homme que j'ai appris à aimer, en 42 ans. Renforçant mon emprise sur lui entre chaque battement de son cœur, entre l'expiration et l'inspiration suivante, j'ai appris tout ce qu'il y avait à savoir sur lui. J'ai décodé le flux électrique cérébral, et rien de ses pensées, de ses rêves, de ses émotions, ne m'a échappé. J'ai vu par ses yeux, goûté par sa bouche. Par lui, j'ai vécu.
C'est la première fois que j'ai un tel pouvoir. Avant je n'étais moi-même qu'un exécutant.
Je n’ai pas eu le temps de me lasser.
Mais voilà que ma mission s'achève. Je sais déjà qu'en haut ils trouvent que je m'en suis bien tiré. Que je suis sous-exploité à ce poste. Dommage, c'était vraiment grisant.
Mais si à chaque échelon cela s'améliore, qu'en sera-t-il de ma prochaine mission ?
Lentement je quitte le corps que je viens de tuer. L'âme est avec moi, comme toujours. Nous sommes indissociables jusqu'à sa réaffectation, après le Jugement.
Je suis sa mort et je suis sa conscience.
Il n'a rien pu me cacher, je n'ai rien oublié.
Je serai son accusateur et son avocat, puis je serai moi aussi réaffecté.
Cette âme qui était David Leitz est surprise de tout. D'exister encore, de me voir sortir du même corps que lui ... heureusement qu’il ne voit pas mes troupes s’échapper tout autour de nous, dans ce scintillement de lumière, entités miniaturisées dont certaines, je le sais, vont être nommés, comme moi en leur temps, et vont grandir aussi.
Heureusement qu’il ne les voit pas. Il y a déjà eu des âmes perdues pour moins que ça. J’avoue un mauvais timing pour la sortie du corps.
Mais ce n’est pas le moment de perdre le fil.
J’éclaire peu à peu à mon client. Sans un mot. Plus besoin de parler à ce niveau de
conscience, le flux passe entre lui et moi, et voilà qu'il s'apaise.
J'ai fini de réactiver en lui cette mémoire que j'avais inhibé lors de mon implantation dans son corps. Il sait tout du Jugement et de ce qu'il peut advenir ensuite.
Ensemble nous montons.
C'est loin d'être fini mais ça, il ne s'en doute pas.
Dans son cas précis, la tentation de l'immortalité va peser lourd dans la balance...