![]() | J'avance lentement, tête baissée. Le temps est tel que je l'avais prévu. Mes bottes s'enfoncent un peu quand j'avance. J'essaye d'éviter les flaques, et n'y arrive qu'à moitié. Je n'ai plus jamais connu ce chemin autrement que boueux, depuis ... et ce ciel, qui déjà annonce le déluge que j'aurai à subir bientôt ... comme chaque fois que mes pas reviennent se poser dans mes pas d'alors Je sais, vous ne croyez pas aux malédictions. A vrai dire moi non plus, mais pour parler de ces choses-là, il faut bien une dose d'irrationnel, sinon ça serait simplement ... glauque. 3 ans que je n'étais pas revenu. La maison est toujours là, au bout, derrière la colline. Inchangée. L'ambiance y est pareillement irrespirable qu'alors. Sauf qu'il n'y a, bien sûr, plus ce climat d'attente angoissée. Toutes les questions, même celles qui n'étaient pas posées, ont trouvé réponse claire et brutale en ce jour de décembre, il y a 40 ans. |
J'étais encore un jeune homme à l'époque. Je venais de finir mes études de droit. La ville m'attirait, inexorablement, mais le sujet de mon départ était tabou. Il fallait que je comprenne, bien sûr, c'était dur pour mon père, il avait toujours cru que je prendrais sa suite. Ca se faisait encore, à l'époque, les métiers de pères en fils. Sauf que jamais je ne me suis imaginé cordonnier. Mais ça, bien sûr, mon père ne voulait pas le comprendre.
Nous nous apprêtions comme chaque année à fêter noël. Pour ne pas brusquer les choses, pour ménager mon père, j'avais choisi cette année-là de me consacrer à résoudre certains problèmes juridiques de villageois, ainsi qu'à la rédaction d'articles pour diverses revues. Ca m'occupait. Puis j'étais là la plupart du temps. Rien à plaider, dans un endroit perdu comme celui-ci. Des problèmes de voisinage à résoudre à l'amiable. Des testaments à refaire. Rien de très passionnant. Rien qui me prenne plus de deux heures par jour. 3 ou 4 pour mes articles. Le reste du temps je pouvais aider mon père. Les apparences étaient sauves.
Le feu couvait néanmoins mais tout le monde feignait de l'ignorer.
Maman, comme à tous les noel, étaient aux fourneaux une semaine avant. Il faut dire que réunir la famille n'était pas une mince affaire. Outre mes 5 frères et 4 soeurs, on attendait les 13 cousins, les grands parents, les oncles, tantes. La TRES grande famille.
Toute à sa tâche, elle chantonnait doucement. Pas tellement que son humeur fut à la fête. Ses cheveux, comme souvent non attachés, lui mangeaient les deux joues en entier. Mais elle ne pouvait rien me cacher. Sa façon de marcher un peu voutée, son regard absent ... tout reflétait la même réalité, mais il était hors de question d'en parler avec elle. Ca aussi, c'était tabou. Comme mon départ.
Au vrai je n'étais pas si pressé de partir, n'ayant pas vraiment envie de les laisser seuls, maintenant que tous les autres avaient leur vie, maintenant que j'étais le dernier rempart.
D'ailleurs, il faut que je rende justice à mon père. Ca n'a jamais été un imbécile, et il savait très bien que je n'avais aucun donc pour la cordonnerie. Non, sa volonté de me voir rester tenait surtout à quelques démons intérieurs que j'avais appris avec le temps à juguler d'un regard. Très noir, le regard. A l'occasion d'un coup de poing ou deux. Il n'osait pas trop se risquer à insister, depuis qu'il avait réalisé à l'adolescence que j'étais plus fort que lui.
Toujours est-il que ses démons, cette année-là, étaient particulièrement puissants. Et je perdais de mon influence, je le sentais bien. Il savait très bien que je ne serais pas là éternellement, malgré sa volonté, malgré mes hésitations. A sa façon, il me testait. Oui, aussi monstrueux que ce soit, il y avait aussi une dimension de jeu pervers dans sa façon de la battre devant moi. Comme pour me défier d'être encore le fils de la famille, de tenir ma place. D'être ce que mes autres frères avaient refusés tôt de continuer à être. Pourtant, tous ensemble, nous aurions pu.
Mes soeurs n'étaient, elles, « pas concernées » à les entendre. Elles reniaient les deux en bloc, prétendant que ma mère, à sa façon également perverse, y trouvait son compte.
En l'entendant chantonner ce matin-là j'avoue m'être posé la question. Et j'ai failli partir, comme ça, à une semaine de noël.
Ca n'aurait probablement rien changé.
La journée s'était donc passée le plus « normalement » possible. Mon père travaillait, ma mère chantonnait derrière ses fourneaux, le regard dans le vide. J'avais bien essayé de lui faire la conversation, mais c'était peine perdue dans ces cas-là.
J'avais passé le plus clair de mon temps dans des revues de droit, à me documenter pour un article.
Le soir était tombé sans que je m'en rende compte.
Il était en retard pour rentrer. Un regard entre ma mère et moi. Un seul. Pas besoin de plus.
On l'entendit, jurant et vociférant, bien avant de le voir arriver sur le chemin. Evidemment complètement ivre.
Le repas du soir était prêt, la table mise, nous avions vérifié les moindres détails, pour que rien ne dérape.
Mais bien sûr, cela ne suffit pas.
Le « jeu » reprit ses droits. Avec toujours les mêmes règles absurdes. Lui cruellement injuste, de plus en plus menaçant. Je connaissais le cycle par coeur. Mais, cette fois, j'avais décidé que je ne laisserais pas continuer, que je ne me contenterais pas de m'interposer comme chaque fois. Non.
Cette fois, je pris le fusil.
Je me rappelerai toujours le regard de bête fauve de mon père quand le premier coup de feu résonna, J'avais tiré dans le plafond. Mon regard du le dissuader de tenter quoi que ce soit, car c'était le regard d'une bête traquée.
J'ai vraiment cru que ça suffirait. Vraiment.
On ne voit que ce qu'on veut voir.
15 minutes plus tard tout était rentré dans l'ordre, nous mangions à peu près normalement. Vous vous demanderez sans doute quelle famille de fous je vous décris là. Mais si vous l'aviez vécu, vous sauriez que ces êtres, dont moi, s'aimaient profondément, au delà de tout ...
Donc nous mangions, riant même par moments ... L'alcool n'avait jamais coupé l'appétit de mon père, ni coupé sa drôlerie quand il racontait ses histoires avec ses clients.
Dommage qu'il aie eu dans son caractère cet autre aspect, si violent.
Toujours est-il que, un instant, je me levai pour aller chercher un peu de pain dans la cuisine.
Il n'attendait que ça.
A mon retour, je le vis, fusil braqué, tantôt vers ma mère, tantôt vers moi. Pas un cri cette fois. Pas un mot. De nouveau le regard de grand fauve. Mais cette fois, il était en chasse.
Et là, il m'a vraiment fait peur.
Je ne dirai pas que je n'ai rien tenté. En vrai je ne me rappelle plus l'enchaînement exact des évènements. Dans des cas de ce genre, il paraît que le temps devient trop variable pour pouvoir être maitrisé. C'est en tout cas ce dont mon psy a tenté pendant des années de me convaincre.
En vain.
Impossible donc de me rappeler ce que je fis alors. Juste que ça ne fut pas vraiment efficace. Mes souvenirs se précisent au delà du 2ème coup de feu, quand après qu'il ait abattu ma mère, je me jetai au sol et il me rata.
D'un bond, je me relevai et me jetai sur lui. Dans sa précipitation, il avait enraillé le fusil. Ce fut la chance de ma vie.
J'arrivai à le désarmer, le fusil vola sur plusieurs mètres.
Je me rappelle de l'odeur de poudre. Je me rappelle des coups de poings donnés et reçus. Je me rappelle que pour une fois, mon père avait le dessus, malgré l'alcool, malgré ma rage. Parce qu'il y avait ma mère, là, par terre. Parce que je ne voulais pas qu'elle soit morte. J'étais moralement détruit, il le savait. Tout dans son attitude proclamait que cette fois il m'avait bien eu, qu'il allait me mater.
Au vrai quand je tombai et que je le vis sortir son couteau, je crus bien que ma dernière heure était venue.
Et puis il y eut le dernier coup de feu.
J'ai vraiment vu ma mère l'arme en main. Je le jure. J'emporterai cette image dans ma tombe. Les coups reçus, et ma chute, m'avaient passablement engourdis, et j'allais sombrer dans un quasi coma de plusieurs heures, avant de me réveiller à l'hopital. Fracture du crâne. Mais je suis vraiment sûr d'avoir vu ma mère debout, l'arme en main.
Je n'ai donc pas voulu le croire quand on m'annonça qu'elle avait été tuée sur le coup.
La version officielle, c'est que je suis tombé juste à coté du fusil. Que je l'ai ramassé et j'ai fait feu, avant de m'évanouir. Mais le fusil a été retrouvé à plusieurs mètres, là où je l'avais envoyé, en direction de ma mère.
Qu'il n'y aie pas trace de ses empreintes sur l'arme restera pour moi éternellement un mystère
Je repense à ça, sur le chemin du retour vers le village. J'ai voulu faire ce chemin à pied, pour me souvenir.
La première fois que je suis revenu, il y a 40 ans, pour reprendre mes affaires, il avait plu. C'est la même boue aujourd'hui. C'est la même chaque fois. Cette boue que la balle a sorti de la tête de mon père et qui se déverse maintenant chaque fois que quelqu'un approche trop prêt de SA maison, dont il était si fier ...
40 ans et je suis le seul à vouloir me souvenir. Je n'ai que peu revu mes frères et soeurs. Ils ont tous continué leur vie en ignorant les évènements, ils avaient choisi au vrai de les fuir très tôt.
Moi j'étais celui qui les forçaient à regarder leur fuite, leur lâcheté, en face. Et puis j'ai fait une belle carrière d'avocat, spécialisé notamment dans les violences conjugales. Ca n'aidait pas. Leur parler de mon métier, c'était leur reparler de maman, et ils ne le souhaitaient pas.
Seule Lucie, ma soeur ainée, s'est rapprochée de moi.
Ce ne fut pas simple, ni « heureux ».
Il y a un an, elle fit appel à mes services.
Je la fis rire en lui disant que ça faisait bien longtemps que je n'avais pas tenu un fusil.
Depuis nous nous voyons presque tous les jours. Elle est tout ce qu'il me reste de ce jour-là, même si elle était loin. Parce que ce jour m'a fait tel que je suis, parce que j'ai ainsi pu l'aider.
Arrivé à ma voiture, je me retourne une dernière fois vers le chemin.
Lucie m'a dit que la prochaine fois elle viendrait avec moi. Je ne sais pas si elle est prête à affronter la boue.
On verra.