- Lucie, tu es là ?
- oui maman... tu es prête ?
- encore un instant si tu veux bien... et s'il te plaît...
- oui je sais maman, je n'ouvre pas la porte...
Ca se passait toujours comme ça : je restais plantée là, derrière la porte, à attendre que ma mère soit prête, que je puisse entrer l'admirer dans le miroir, qu'elle puisse nous y voir réunies, toutes les deux, heureuses. Elle avait besoin de sentir que j'étais là pendant qu'elle se préparait, prenant au fil des années de plus en plus de temps pour accomplir son rituel.
Moi, je ne savais rien de ce qui se passait, derrière cette porte, devant laquelle je m'asseyais, patientant en écrivant ou en écoutant de la musique. Je ne voyais que le résultat final, ma mère superbement coiffée, maquillée, avec des vêtements à tomber par terre, de grands couturiers, des vêtements qu'on lui prêtait pour apparaître avec dans l'une ou l'autre des soirées où elle aimait tant se rendre. Et puis ils lui allaient si bien, et cela faisait une telle publicité aux créateurs, qu'on lui en faisait cadeau, invariablement.
Mais elle ne mettait chaque robe qu'une seule fois pour sortir, c'était la règle, et le cadeau prenait place dans une des nombreuses garde-robes de l'appartement, d'où il ne ressortait jamais.
Ainsi était ma mère, futile jusqu'au bout des faux ongles et des cils expansés, comme l'a écrit un jour un critique. C'était une star capricieuse, mais qui attirait si bien la lumière, qui savait si bien sourire aux gens, qu'ils en tombaient amoureux à la seconde, se croyant vraiment regardés, alors que son regard ne faisait que voleter de l'un à l'autre, tel un papillon, ne s'intéressant qu'à l'attention qu'ils pouvaient lui porter, à l'effet que cela pouvait avoir sur sa renommée.
En privé également, je sentais bien qu'elle jouait un rôle. Mais j'adorais être sa seule spectatrice, pendant les heures que nous passions ensemble, et pouvoir la conseiller sur telle attitude, telle façon de dire bonjour. A moi également, elle savait donner l'impression d'être importante. J'ai cru à une époque que ce n'était qu'une impression, que c'était pour cela qu'elle me laissait derrière la porte, ne voulant jamais que j'observe les étapes de sa transformation de femme simplement belle en la créature la plus sublime que la terre ait porté. Puis peu à peu j'ai commencé à comprendre qu'elle avait besoin de cette distance pour réussir à être une autre face au miroir, sinon sa vraie personnalité aurait pu surgir, là, subitement, et faire s'écrouler tout ce qu'elle avait patiemment construit. Et, pensant cela, j'avais à moitié raison et à moitié tort. Mais il en est souvent ainsi, dans la vie...
Sa vraie personnalité ... je dois bien avouer que je n'en ai rien su, jusqu'à ce que je trouve ses journaux intimes, après... il était trop tard évidemment, trop tard pour essayer de partager cela aussi avec elle, pour apaiser des douleurs portées depuis des décennies, pour être vraiment la fille de ma mère. Je n'avais même pas soupçonné qu'en fait, derrière la porte, elle me cachait quelque chose d'essentiel, quelque chose qui m'aurait horrifiée pensait-elle.
Elle qui avait le culte de la perfection jusqu'au dernier degré, elle n'a pas voulu me faire partager cette maladie qui la rongeait, au point de devenir apparente dans sa nudité, au point de déformer son corps et ses os. Derrière la porte, il n'y avait pas que le visage qu'elle maquillait pour être plus belle. Corsets, ceintures, vous n'imagineriez pas le nombre et le type d'accessoires tenant plus des instruments de torture que de la mode que j'ai pu retrouver dans l'armoire de la salle de bain, celle dont elle seule avait la clé. Ils étaient savamment étudiés pour ne pas même se deviner sous les vêtements, et son air radieux aurait démenti toute rumeur, si toutefois il avait pu y en avoir la moindre.
Mais il n'y en eut pas, et il fallut qu'elle fasse un malaise, que j'entende le bruit de verre brisé, que j'entre et la découvre à terre, déjà habillée, dans une mare de sang. A l'hôpital, j'ai appris la vérité, celle-là qu'elle me cachait depuis des années. J'ai hurlé, refusé d'entendre, tout fait pour me convaincre que ce ne pouvait être vrai. Et pourtant... il me fallut bien m'y résoudre, quand elle rentra avec moi, terriblement affaiblie, au point de ne plus pouvoir se laver seule.
Cette semaine, la dernière, a été un calvaire. Elle aurait pu tout m'expliquer, me partager sa maladie, et au-delà un peu de son âme. Au lieu de cela, elle me laissait l'aider en tout sans un mot. J'ai tout tenté pour la sortir de son mutisme, mais rien n'y fit, et à vrai dire je n'insistai pas beaucoup. Ses larmes à mes premiers cris avaient suffi à briser ma volonté de comprendre. Je me résignai à être là, sans un mot.
Elle rompit pourtant le silence, mais un instant seulement, juste avant de fermer ses yeux pour la dernière fois.
« s'il te plait... n'ouvre pas la porte. »
Je ne compris pas sur le moment, et je pleurai à ce que je pensai n'être, en son délire, qu'un souvenir revenu à la surface. Je n'eus pas le temps de répondre, et restai dès lors muette pour l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure, puis pendant les jours qui suivirent, dont j'ai perdu le compte.
Ce sont ses carnets qui m'ont rendu la parole, qui m'ont permis d'entrer vraiment dans son intimité, au-delà de cette porte qu'elle avait passé sa vie à renforcer pour que jamais personne ne puisse la franchir : celle de son âme. J'y ai découvert quelqu'un comme moi, moi qui avais toujours voulu être comme elle. J'y ai trouvé, finalement, la mère que j'aurais rêvé d'avoir, même si j'ai adoré ce qu'elle a pu être au fil des ans. Mais ce n'était qu'une image, et à la lire aujourd'hui, je me dis que j'aurais mille fois préféré sa réalité à cette comédie permanente.
Aujourd'hui pourtant, « en sa mémoire », je continue de jouer la comédie, je laisse la postérité l'enfermer dans ce rôle qu'elle a voulu joué. Je sais qu'elle n'aurait pas voulu qu'il en soit autrement. Mais j'ai le sentiment que, ayant passé la porte, je suis maintenant prisonnière pour le reste de ma vie de ses secrets.
Tout comme elle l'a été avant moi.
Et pour n'avoir rien vu, rien deviné, j'accepte cette peine, et je referme la porte. Le cahier auquel je confie ces mots, ma fille le trouvera peut-être un jour, après ma mort, et j'espère qu'elle comprendra. Je ne peux pas trahir les dernières volontés de ma mère. C'est ainsi.
Je n'ouvrirai pas la porte.
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