25 décembre 2008
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Ce texte a été écrit d'abord en version courte ( 1500 signes), puis allongé en incorporant :
- un début imposé par le thème d'un atelier d'écriture ("le docteur Bonenfant" -> "... un miracle, la nuit de Noël)"
- le thème "apparences" de l'atelier imaginair (voir les liens de ce site)
Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix : " Un souvenir de Noël ?... Un souvenir de Noël ?... ". Et tout à coup, il s'écria :
- « Mais si, j'en ai un, et un bien étrange encore ; c'est une histoire fantastique. J'ai vu un miracle ! Oui, mesdames, un miracle, la nuit de Noël.
A vrai dire, ce n’était pas ainsi que le voyait l’homme qui me l’a raconté. Mais tout est relatif, bien sûr.
A l’époque, j’étais tout jeune médecin, et comme la nuit de Noël on manque toujours de personnel, j’étais de garde avec les infirmières. Affecté à « l’unité spéciale » comme ils disaient alors.
Qui ça ils ? ben les « spécialistes » qui y travaillaient.
J’avoue que j’ignorais en quoi consistait exactement leur travail. Mais ce n’était pas fondamental pour une garde. J’avais juste besoin que les dossiers de chaque patient soient en ordre, pour pouvoir parer à toutes éventualités.
Oui oui j’en viens aux faits… vous voulez votre miracle de Noël…
Les infirmières m’avaient raconté qu’il y avait eu beaucoup d’agitation dans la journée, au bloc d’opération 113, celui de « l’unité spéciale ». Elles n’en savaient pas plus, juste que le patient était maintenant dans une chambre, bien vivant, réveillé. Et qu’il appelait toutes les 5 minutes, pour tout et pour rien. Probable qu’il se sentait seul. Pas marrant de passer la nuit de noël à l’hôpital, en chambre individuelle, sans famille proche.
Je crois que sans l’avoir jamais vu, je le comprenais, cet homme. Aussi, quand il appela la fois suivante, j’annonçai à la chef infirmière que j’y allais, et que si elle avait besoin de moi, elle n’aurait qu’à venir me chercher.
Il voulait de la compagnie, et la soirée était fort calme. Je me sentais en fait aussi seul que lui, probablement. J’y allai donc. »
***
L’homme m’attendait, étendu sur son lit, le regard perdu au plafond. Dans un premier temps, je doutai qu’il m’ait seulement entendu entrer. Mais bientôt il me salua.
- tiens, un docteur… elles en ont eu assez de mes appels ? »
- Il faut les comprendre, monsieur… il n’y a pas que vous dans le service. Et puis, c’est la nuit de Noël
- oui je sais … je pense à ma famille, qui doit être occupée à fêter sans moi… ça me rend triste.
- A vrai dire, je pensais que votre famille viendrait vous voir ce soir. C’est le cas pour presque tous les autres…
- Ils ne savent même pas que je suis ici, Docteur. J’aurais bien aimé les prévenir, mais on ne me l’a pas permis. Et de toute façon, ça ne servirait à rien.
- On ne vous l’a pas permis ???? comment ça ????? et puis si, ça servirait ! Ils doivent être fous d’inquiétude !
- Détrompez-vous, docteur… Ne vous agitez pas ainsi, vous me donnez le tournis.
Asseyez-vous, et laissez-moi vous raconter une histoire.
Comme vous me voyez là, je suppose que vous me donneriez une trentaine d’années… oui, je m’en doutais. On dit souvent que le physique est trompeur, qu’il ne reflète pas ce qu’on a dans la tête. Dans mon cas, rien n’est plus vrai.
Pourtant, dans cette vie qui vous apparaît comme plutôt courte, comme tout le monde j’ai aimé et détesté. Souffert, prié, souffert encore. Je me suis émerveillé, et ennuyé aussi. J’ai connu le dégoût. Je n’ai rien oublié de la faim, la soif, les maladies, le désir. Tout me revient clairement comme je vous parle, là, même si pas forcément dans cet ordre. Et pour tout dire, je ressens certaines de ces choses, là, maintenant. Mais il y a une différence entre maintenant et avant.
A l’époque, j’étais vivant.
- Si je puis me permettre… vous l’êtes toujours, monsieur.
- Oui je sais. Je le suis toujours. Enfin, il paraît. Mais écoutez-moi jusqu’au bout.
J’ai mené ma vie un peu comme tout le monde, sans rien en faire qui l’aurait rendue « inoubliable ». Je n’ai été ni artiste, ni savant, ni sportif, homme politique, riche homme d’affaires. Ni roi ni héros. J’ai juste été moi, et ça m’a suffi. Mes enfants parleront de moi à leurs enfants. S’en souviendront-ils ? Deux générations, et on n’en parlera plus, de l’ancêtre !
Oui, j’ai des enfants, docteur. Une femme qui m’aime, aussi. Non je vous ai déjà dit, ils ne s’inquiètent pas du tout. Pas dans le sens où vous pourriez le penser. Laissez-moi continuer.
Malgré l’apparence de jeunesse du corps que vous avez devant vous, il me semble quand même qu’elle a été bien remplie, ma vie. Rien qui justifie des regrets. Rien qui vaille des prolongations. A vrai dire, depuis quelque temps, je suis un peu fatigué…
Donc c’est avec soulagement que j’ai accueilli la mort, quand elle est passée me chercher.
***
A ce point du récit, le docteur Bonenfant s’arrêta, savourant l’effet de la dernière phrase. Un homme bien vivant, qui prétend que la mort est venue le chercher, il fallait le temps que l’idée fasse son chemin dans l’esprit de ses petits-enfants.
Il en profita pour allumer un bon cigare… mmm, un délice
- Papy, il était fou le monsieur alors ? Et c’est quoi, le miracle ?
- Oh là, pas si vite les conclusions, mes petits… dans la vie, il ne faut jamais se fier aux apparences. J’en ai eu une parfaite démonstration ce soir-là.
- Raconte, papy, raconte !
Alors, il raconta
***
- D’après votre dossier, vous ne présentez qu’une légère arythmie consécutive à l’anesthésie, mais sinon vous n’avez jamais risqué la mort, monsieur…
- Docteur, arrêtez de penser avec vos yeux et écoutez-moi.
Je vous affirme que la mort est passée me chercher. Je sais, ça a l’air incroyable. Mais vous allez comprendre.
Donc là, en ce moment paradoxal, je pense à ma vie, terminée je vous le répète. Et c’est ma mort qui commence.
Sauf que rien n’a changé.
A nouveau j’aime, je déteste, rien ne manque. Sauf la vraie mort.
Oui, je vois que vous êtes soulagés, je ne suis pas complètement fou, je sais bien que là je ne suis pas ce qu’on peut appeler mort. Je vous parle, j’ai un cœur qui bat. Tout va bien, oui.
Mais ce corps n’est pas le mien. Ils m’en ont trouvé un autre, « compatible ».
Ils m’ont volé ma mort.
Vous ne comprenez pas, docteur ? Normal. C’est encore top secret, ils doivent encore faire des tests pour être sûrs avant de présenter les résultats de leurs travaux.
Voilà, je suis le premier « transplanté mental ». Le même homme, mais dans un autre « habitacle » de chair, si vous voulez.
J’ai 50 ans de moins, « toute la vie devant moi ». Quelle ironie.
***
Le docteur interrompit à nouveau son récit. Les enfants étaient plus attentifs que jamais, mais lui, il avait besoin de boire un petit verre. Se souvenir n’était pas chose facile.
Mais bien vite, il continua.
- Je … bon, je sais, ici c’est « l’unité spéciale », on doit vous l’avoir dit… et je n’ai pas la moindre idée de ce qui la rend « spéciale »… mais vous avouerez quand même que votre histoire est dure à croire, non ?
L’homme sourit, compréhensif.
- C’est pourtant simple, docteur.
J’ai 79 ans. Je ne les fais plus, mais ce n’est pas la réalité, ce corps, je vous l’ai déjà dit.
J’ai fait une crise cardiaque. Banal, à mon âge. Ma femme a appelé les secours, ils sont arrivés vite, mais n’ont rien pu faire. Je suis mort peu après mon arrivée à l’hôpital. Et normalement l’histoire aurait dû s’arrêter là, une banale fin de vie pour une personne âgée.
Sauf qu’avant même que je décède, « l’unité spéciale », comme vous dites, m’avait déjà pris en charge. Mon décès était prévisible à l’arrivée, ils avaient besoin d’un cobaye... voilà.
Pour le corps, c’est une autre histoire. Un homme jeune, qui s’est effondré brutalement. Rupture d’anévrisme, hémorragie cérébrale. Il est arrivé vivant ici, mais malgré l’opération, le drainage du sang et que sais-je encore, il ne s’est pas réveillé. Bien vite, l’activité cérébrale a cessé. Mystères du cerveau.
C’était idéal pour les médecins. Ils voulaient voir si avec une autre « âme », le cerveau redémarrerait.
La technique a l’air au point, vous ne trouvez pas docteur ?
- C’est… oui en effet, très au point, c’est un vrai miracle !!! La science a vaincu la mort !
***
Les enfants, fascinés par le récit, acceptèrent mal une nouvelle interruption. Mais le docteur Bonenfant ne pouvait pas leur raconter la fin telle quelle. Il emprunta donc un raccourci, enjoliva quelque peu, expliqua que si la technique n’avait finalement pas été adoptée, c’est qu’elle ne marchait que dans des cas très rares, que ça entraînait des complications… ce qui n’enlevait rien à ce miracle de la science. Que ce soit un cas unique ne lui donnait que plus de valeur.
Les enfants firent de beaux rêves cette nuit-là.
Le docteur, quant à lui, ne put pas dormir, se souvenant.
***
- Un miracle ? oui, on peut voir ça comme ça.
Mais mettez-vous un instant à ma place, docteur.
Toute une vie à apprendre à me connaître, à apprivoiser ce corps, à me construire une vie, une famille.
Et puis là, vous vous enthousiasmez et je subis. Vous souriez, et moi, je ne me reconnais plus.
Personne ne le pourrait, d’ailleurs.
J’imagine la réaction de mes enfants, ma femme, même avec des preuves.
Je n’ai plus personne que moi, et l’image que je vois dans ce petit miroir me dit que ce n’est pas moi.
Alors c’est sans doute excitant, l’idée de tout recommencer depuis zéro, mais… moi j’aimais bien ma vie avant, vous savez ? Je n’avais pas envie d’en changer comme ça. Pas avec mes souvenirs d’avant, non. De mon vivant, j’acceptais l’idée de la réincarnation, pourvu qu’il y ait l’oubli, béni soit-il.
Là, je sais que j’ai presque 80 ans, et c’est faux. Que j’ai une famille, et c’est faux. Que je suis mort, je l’avais bien senti, l’impression de flotter au-dessus de mon corps.
Avant de me retrouver piégé dans un autre.
Donc, même ma mort est fausse.
Que me reste-t-il ? Cette vie ?
Ce n’est pas la mienne. Mes souvenirs ne collent pas à ce corps qu’on m’a donné.
Ca n’a rien d’un miracle. C’est un cauchemar.
- Beaucoup de gens donneraient tout pour qu’on les ramène, ainsi, après leur décès.
- Non, docteur, non… qu’on les ramène le plus à l’identique possible. Personne n’est prêt à un changement aussi radical, même ceux qui veulent « changer de vie ».
- Je ne sais pas quoi vous dire… vous devriez bénir la vie, en profiter… je sais, ce sont des mots très « convenus », mais…
- Vous avez raison, docteur, parfaitement raison. Il faut juger la vie à sa juste valeur.
A nouveau je vais attendre la mort sans impatience, vivant chaque instant qui m’en sépare pleinement.
Mais cela durera exactement jusqu’à ce qu’on me débranche de cette machine, là, et que je sois enfin autorisé à me lever.
Alors, quand ils ne surveilleront pas, j’ouvrirai la fenêtre, et je sauterai.
Le temps qu’ils réagissent, je serai vraiment parti cette fois.
Vous me regardez horrifié, mais comprenez-moi bien. La vie est un bien précieux. Mais la mort en fait partie, et c’est le cycle normal. Le corps s’use, l’esprit aussi, les expériences se font et ne sont plus à faire, les moments s’accumulent en souvenir, tout cela fait une vie qui vaut la peine d’être vécue parce qu’elle s’inscrit dans un parcours logique, parce que malgré les circonstances extérieures c’est bien nous qui contrôlons.
On m’a changé de corps, mais quand je ferme les yeux je sais qui je suis, quel âge j’ai. Ce n’est pas une question de « comment je me vois » mais comment je me sens, ce que me disent mes souvenirs, le sens de mon parcours. J’ai 79 ans et je suis mort, et c’était le moment. Oui, j’aurais savouré avec joie encore un an ou deux auprès des miens. Mais c’est fini, de toutes les façons. On m’a donné un autre parcours à suivre, sans me demander mon avis.
Pourquoi devrais-je accepter ?
***
Le docteur Bonenfant repense à tout ça. La fin de la conversation… il a tout tenté pour faire changer d’avis le patient. Mais ses convictions étaient ébranlées.
Il a noté dans le dossier « tendances suicidaires ». On n’a pas lâché le patient d’une semelle. Puis, une semaine après, la nuit du Nouvel An, à minuit juste, on le retrouva mort dans son lit, juste comme ça. Mort cérébrale.
Est-ce que la greffe mentale n’avait pas tenu, un rejet, ou Dieu avait-il entendu la dernière prière de cet homme ? Il demandait simplement le droit de mourir, à son heure.
Depuis lors, le docteur a toujours voulu croire que le vrai miracle, c’était ce 1er janvier qu’il avait eu lieu. Quand la vie avait repris son cours normal, malgré les manipulations.
Bien sûr, les chercheurs de « l’unité spéciale de réanimation » (le nom complet qu’on avait fini par lui donner) se sont acharnés. Des dizaines de tentatives, autant d’échecs, beaucoup plus cuisant. Plus jamais ils ne parvinrent à « réanimer » un homme, ne fusse que quelques heures.
Finalement, on abandonna le protocole.
Le docteur s’était quant à lui réorienté vers la médecine palliative, l’accompagnement aux mourants. Il avait compris que l’homme pouvait avoir besoin, aussi, de ne pas être seul sur ce chemin, d’avoir prêt de lui quelqu’un qui comprenne, accepte, écoute sa souffrance et ne cherche pas à tout prix à changer les choses.
Juste être compris et accepté, jusque dans son agonie.
Tout homme y a droit.
Publié par Michel - Faux rêveur
-
dans
Recueil : Fictions vraies (2005-2008)
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