13 septembre 2007
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#012 Marianne
grabataire, piano, lac, luminaire, pièce, potager, cérébrale, transe, arc-en-ciel, je t'aime
Ce texte fait partie du recueil "Braises" (projet "logorallyes").
L'ensemble des listes reçues dans le cadre du projet, et ce que j'en ai fait jusqu'ici, est consultable ici.
Depuis que je suis grabataire, comme ils disent quand ils pensent que je dors et que je ne les entends pas, j'écris. Je passe mes journées à écrire, ça remplace le soleil qui me chauffait le dos quand je sortais pour m'occuper de mon potager.
Ca remplace également le piano, dont je jouais souvent. Les mots aussi sont des notes, d'une autre gamme qui s'apprend avec le temps, pareillement.
Coincé dans ce lit, dans la maison de repos où je suis depuis maintenant deux mois, j'ai tout mon temps, alors j'apprends. Je profite que l'attaque cérébrale m'ait rendu ma tête et mes mains, tant pis si les jambes n'y sont plus, au moins je peux encore tenir une plume et en faire bon usage. Je sais la chance que j'ai de pouvoir prétendre à cette renaissance, même diminué, différent. Tant ne l'ont pas eue... alors je profite autant que je peux.
Parfois, il arrive qu'écrire remplace aussi un arc-en-ciel, quand la transe est assez profonde, quand la lumière s'échappe des lignes alignées, plus puissante que celle du luminaire posé sur la table à côté de mon lit, et dont j'use et j'abuse toutes les nuits. Mon attaque m'a également privé de dormir, trois heures par nuits me suffisent. Je suis dans une chambre individuelle, alors je ne dérange personne. Je passe la nuit à écrire, ou je fais la lecture à Monique, la jeune infirmière qu'on a mis d'astreinte toutes les nuits pendant un mois, pour la punir de je ne sais trop quoi. Elle a, depuis, choisi de continuer son travail dans ces horaires, juste pour m'entendre.
Elle semble en effet trouver plaisir à ces moments, s'émerveille à mes modestes histoires. Je me découvre compris, attendu, dans cette vie que je me réinvente par le seul pouvoir des mots, et son visage qui s'illumine ou s'attriste au rythme de ma prose vaut tous les "je t'aime" du monde. Dans cette pièce, presque chaque nuit, je suis sur scène et je tiens tous les rôles. A la fin, le public applaudit, et je m'endors heureux. Même si ce n'est que pour trois heures, elles valent bien les huit heures des autres, et la fatigue ne me rattrape pas.
Le regard de mes petits-enfants sur les pages que je noircis est bien différent. Je les vois souvent comme un lac dont je n'ai pas encore fait le tour, une étendue d'eau immense où il fait bon se retrouver, où deux endroits ne seront jamais ni tout à fait dissemblables, ni tout à fait pareils, mais en tout cas indéniablement liés. Eux me disent que dans ce lac, ils s'y noient, que c'est trop long, toujours trop long mes histoires. Mes petits-enfants lisent des romans de plusieurs centaines de pages sur des apprentis-sorciers dans une école, mais quelques pages de mon écriture leur font peur on dirait, même s'ils reconnaissent que j'aurais quelque talent pour l'écriture, et qu'il faut que je persévère...
Peut-être faudrait-il plus de méchants, et plus de sexe aussi, dans mes écrits ? Je me demande parfois si ça ne les feraient pas lire jusqu'au bout, un peu de piment supplémentaire. A notre époque, ce n'est plus le plat seul qui compte, la sauce est pour 90% dans l'opinion des critiques, qu'ils soient gastronomiques ou autre. Alors je rêve à ces histoires que j'écrirais et qu'ils liraient enfin... mais j'en ris bien vite, tant elles ne me correspondent pas.
Mes enfants, eux, ne me lisent pas plus que je n'ai fais attention à eux pendant toute leur vie, paraît-il. Je les vois rarement. Quand ils sont là, je veille soigneusement à ne pas sembler trop différent de ce père qu'ils dépeignent, ça les perturberait trop, les pauvres, de se découvrir aimés, mauvais fils autant que j'ai pu être père imparfait. J'ai toutes les raisons de leur épargner ça.
D'après les médecins, je ne serai jamais en état de quitter ce lieu. Ca ne m'empêche pas d'écrire, et de communiquer avec l'extérieur, via l'ordinateur portable que je m'étais offert avant l'attaque, et la connection wifi du home. Je sépare bien les deux, pour la création il faut le papier, l'ordinateur c'est pour le deuxième jet et l'extérieur. Les visions qui me viennent sont trop fragiles, trop fugaces, pour accepter tout de suite l'électronisation. Elles se réchauffent d'abord sur les feuilles, prennent corps... puis je peux sans risque les transposer dans l'autre monde, où elles s'épanouissent dans des espaces entièrement dédié aux mots et à leur mise en page...
Je suis ici pour tout le temps qu'il me reste, mais je fais contre mauvaise fortune bon coeur. Sans le dire à ma famille, j'ai contacté un éditeur. Son opinion n'est pas celle de Monique, mais pas non plus celle de mes petits-enfants. Il y a du travail, mais il veut bien le faire avec moi. Je ne demande pas mieux, et c'est ce que je fais une bonne partie de la journée, quand je n'écris pas de nouvelles pages.
J'avais toujours pensé que sans mes jambes, moi l'homme qui ne tenait pas en place une seconde, la vie s'arrêterait. Mais la vie s'adapte à tout. J'ai eu 65 ans pour courir, aujourd'hui je suis dans ma tête un tout autre chemin. Je suis heureux, pleinement, rien ne me manque.
Sauf Monique, ses nuits de repos. Mais ce manque-là est doux, qui me permet de lui préparer de belles surprises pour son retour...
grabataire, piano, lac, luminaire, pièce, potager, cérébrale, transe, arc-en-ciel, je t'aime
Ce texte fait partie du recueil "Braises" (projet "logorallyes").
L'ensemble des listes reçues dans le cadre du projet, et ce que j'en ai fait jusqu'ici, est consultable ici.
Depuis que je suis grabataire, comme ils disent quand ils pensent que je dors et que je ne les entends pas, j'écris. Je passe mes journées à écrire, ça remplace le soleil qui me chauffait le dos quand je sortais pour m'occuper de mon potager.
Ca remplace également le piano, dont je jouais souvent. Les mots aussi sont des notes, d'une autre gamme qui s'apprend avec le temps, pareillement.
Coincé dans ce lit, dans la maison de repos où je suis depuis maintenant deux mois, j'ai tout mon temps, alors j'apprends. Je profite que l'attaque cérébrale m'ait rendu ma tête et mes mains, tant pis si les jambes n'y sont plus, au moins je peux encore tenir une plume et en faire bon usage. Je sais la chance que j'ai de pouvoir prétendre à cette renaissance, même diminué, différent. Tant ne l'ont pas eue... alors je profite autant que je peux.
Parfois, il arrive qu'écrire remplace aussi un arc-en-ciel, quand la transe est assez profonde, quand la lumière s'échappe des lignes alignées, plus puissante que celle du luminaire posé sur la table à côté de mon lit, et dont j'use et j'abuse toutes les nuits. Mon attaque m'a également privé de dormir, trois heures par nuits me suffisent. Je suis dans une chambre individuelle, alors je ne dérange personne. Je passe la nuit à écrire, ou je fais la lecture à Monique, la jeune infirmière qu'on a mis d'astreinte toutes les nuits pendant un mois, pour la punir de je ne sais trop quoi. Elle a, depuis, choisi de continuer son travail dans ces horaires, juste pour m'entendre.
Elle semble en effet trouver plaisir à ces moments, s'émerveille à mes modestes histoires. Je me découvre compris, attendu, dans cette vie que je me réinvente par le seul pouvoir des mots, et son visage qui s'illumine ou s'attriste au rythme de ma prose vaut tous les "je t'aime" du monde. Dans cette pièce, presque chaque nuit, je suis sur scène et je tiens tous les rôles. A la fin, le public applaudit, et je m'endors heureux. Même si ce n'est que pour trois heures, elles valent bien les huit heures des autres, et la fatigue ne me rattrape pas.
Le regard de mes petits-enfants sur les pages que je noircis est bien différent. Je les vois souvent comme un lac dont je n'ai pas encore fait le tour, une étendue d'eau immense où il fait bon se retrouver, où deux endroits ne seront jamais ni tout à fait dissemblables, ni tout à fait pareils, mais en tout cas indéniablement liés. Eux me disent que dans ce lac, ils s'y noient, que c'est trop long, toujours trop long mes histoires. Mes petits-enfants lisent des romans de plusieurs centaines de pages sur des apprentis-sorciers dans une école, mais quelques pages de mon écriture leur font peur on dirait, même s'ils reconnaissent que j'aurais quelque talent pour l'écriture, et qu'il faut que je persévère...
Peut-être faudrait-il plus de méchants, et plus de sexe aussi, dans mes écrits ? Je me demande parfois si ça ne les feraient pas lire jusqu'au bout, un peu de piment supplémentaire. A notre époque, ce n'est plus le plat seul qui compte, la sauce est pour 90% dans l'opinion des critiques, qu'ils soient gastronomiques ou autre. Alors je rêve à ces histoires que j'écrirais et qu'ils liraient enfin... mais j'en ris bien vite, tant elles ne me correspondent pas.
Mes enfants, eux, ne me lisent pas plus que je n'ai fais attention à eux pendant toute leur vie, paraît-il. Je les vois rarement. Quand ils sont là, je veille soigneusement à ne pas sembler trop différent de ce père qu'ils dépeignent, ça les perturberait trop, les pauvres, de se découvrir aimés, mauvais fils autant que j'ai pu être père imparfait. J'ai toutes les raisons de leur épargner ça.
D'après les médecins, je ne serai jamais en état de quitter ce lieu. Ca ne m'empêche pas d'écrire, et de communiquer avec l'extérieur, via l'ordinateur portable que je m'étais offert avant l'attaque, et la connection wifi du home. Je sépare bien les deux, pour la création il faut le papier, l'ordinateur c'est pour le deuxième jet et l'extérieur. Les visions qui me viennent sont trop fragiles, trop fugaces, pour accepter tout de suite l'électronisation. Elles se réchauffent d'abord sur les feuilles, prennent corps... puis je peux sans risque les transposer dans l'autre monde, où elles s'épanouissent dans des espaces entièrement dédié aux mots et à leur mise en page...
Je suis ici pour tout le temps qu'il me reste, mais je fais contre mauvaise fortune bon coeur. Sans le dire à ma famille, j'ai contacté un éditeur. Son opinion n'est pas celle de Monique, mais pas non plus celle de mes petits-enfants. Il y a du travail, mais il veut bien le faire avec moi. Je ne demande pas mieux, et c'est ce que je fais une bonne partie de la journée, quand je n'écris pas de nouvelles pages.
J'avais toujours pensé que sans mes jambes, moi l'homme qui ne tenait pas en place une seconde, la vie s'arrêterait. Mais la vie s'adapte à tout. J'ai eu 65 ans pour courir, aujourd'hui je suis dans ma tête un tout autre chemin. Je suis heureux, pleinement, rien ne me manque.
Sauf Monique, ses nuits de repos. Mais ce manque-là est doux, qui me permet de lui préparer de belles surprises pour son retour...