Texte écrit dans le cadre du défi créatif d'aout 2023.
- Regarde Papa, le monument ! C’est pour les héros tombés au combat, c’est la maîtresse qui nous l’a raconté. Il y avait des méchants qui vivent loin d’ici qui voulaient venir chez nous pour tout prendre et tout casser, alors nous on a envoyé des gens pour les empêcher et les forcer à rentrer chez eux. Mais les méchants ils n’ont pas voulu comprendre alors il a fallu se battre, et puis il y en a qui ne sont pas revenus…
- Oui mon fils, c’est comme ça que me l’a raconté aussi, quand j’étais à l’école. Mais je ne sais pas si ta maîtresse t’a expliqué qu’il y a toujours deux versions à une histoire…
- Mais Papa, la vérité c’est la vérité !
- Oui en effet, et il faut toujours dire la vérité !
Mais selon les conditions dans lesquelles tu vis, ce qu’on t’a appris, ce que tu ressens profondément en toi, ce que tu appelles « vérité » peut être différent.
- Qu’est-ce que tu veux dire, papa ?
- Que quand on raconte cette histoire aux enfants, là-bas, ce n’est sans doute pas la même que celle que ta maîtresse t’a raconté. Et qu’elle n’a pas menti pour autant.
- Je ne comprends pas …
- Ne t’en fais pas mon grand. C’est quelque chose de compliqué, que même les adultes ont du mal à comprendre.
Ce que nous appelons vérité n’est jamais que la partie de l’histoire que nous sommes préparés à voir, à croire. Mais la réalité est souvent bien plus complexe.
Par exemple, pour cette guerre, t’a-t-on expliqué que ceux que tu appelles les méchants vivaient dans une région qui a été ravagée par les changements climatiques ? Des tempêtes ont détruit leurs maisons, la chaleur a brûlé le sol et ils n’ont plus eu de récoltes. L’eau est venue à manquer. Et ils ont bien du partir pour essayer de trouver un endroit où ils pourraient vivre. Tu trouves ça méchant ?
- Non Papa, c’est très triste.
- Oui en effet. Et ces gens, pendant leur voyage, sont passés par beaucoup d’endroits où on n’a pas voulu d’eux, parce que les gens avaient peur, si on partageait avec eux, que ça donne l’idée à d’autres de venir, et qu’à la fin il n’y ait plus assez pour tout le monde là non plus.
Alors ils sont allés ailleurs, et encore ailleurs. Mais ils étaient fatigués, et ils avaient faim et soif, et froid aussi parce qu’ils dormaient par terre la nuit.
- Mais pourquoi c’était comme ça Papa ? Pourquoi personne ne les aidait ?
- Par peur, par préjugés, par racisme … on t’a expliqué ce que c’est, le racisme ?
- Oui, Papa.
- Bien. Mais un jour, des gens – on les appelait des terroristes - sont venus aider ces personnes qui mouraient de faim et de froid. Ils leurs ont donné de la nourriture, de l’eau. Ils leur ont aussi dit que tout cela c’était notre faute, avec la pollution, puis la surconsommation chez nous qui les rendaient pauvres, eux, parce que tout ce qu’ils avaient, on le leur prenait.
Et ça aussi c’était la vérité, en somme.
Alors ils se sont énervés contre nous et ils ont décidé que puisqu’on leur avait tout pris, ils allaient venir nous en reprendre une partie. Les terroristes leur ont donné des armes et leur ont dit où aller. Et la guerre a commencé.
Nous, on nous disait que c’était la guerre contre le terrorisme.
Eux, c’était pour reprendre aux voleurs ce dont ils avaient besoin pour survivre.
- Mais alors, personne n’avait raison ?
- D’un certain point de vue, tout le monde avait raison. Et tout le monde avait tort. La réalité était plus complexe, et personne n’a voulu le comprendre, jusqu’à ce qu’il ne soit plus temps d’expliquer.
Au final, les gens qui mouraient de faim sont morts au combat, et chez nous, des gens qui n’avaient jamais rien volé à personne ni voulu le moindre mal à qui que ce soit sont morts quand même.
La guerre ne résous jamais rien, au contraire. Elle fait pire.
- … et donc, ce monument qui célèbre nos héros … c’est un mensonge ?
- Oui et non … c’est notre version de la réalité.
C’est vrai que si personne n’avait arrêté les gens en colère qui venaient avec des armes, les choses auraient été encore pire. Ceux qui l’ont fait, et qui ont laissé leur vie pour protéger tous les autres, sont bien des héros.
Mais ceux qui sont morts, de l’autre côté, avaient de bonnes raisons d’être en colère, même s’ils ont été manipulés. De leur point de vue, ils avaient raison aussi.
Le mensonge, c’est la guerre, et le fait qu’elle était soi-disant « inévitable ». Que nous avons eu raison de la faire, et que nous avons « gagné ».
Nous avons été les plus forts.
Ca ne veut pas dire que nous avions raison.
L’enfant semblait complètement perdu, et son père s’interrompit. Il continua finalement.
- Le but d’un monument, c’est de nous faire connaitre l’histoire, les choses qui se sont passées parfois bien avant que nous naissions. Ce n’est jamais mal de venir se recueillir devant un monument, jamais. Mais ce qu’il faut, c’est que tu cherches par toi-même, dans les livres par exemple, les sources fiables en tout cas, l’histoire COMPLETE, que tu ne t’arrêtes pas à une version. Tu comprends ?
L’enfant sembla soudain plus assuré
- Comme dans l’encyclopédie qui est à la maison ?
- Oui, par exemple ! Tu dois aussi savoir qu’il y a des historiens, des chercheurs, qui continuent à essayer de comprendre ce qui s’est passé dans l’histoire, pour cette guerre et pour beaucoup d’autres évènements. Il y a des choses qui n’ont pas été dites à l’époque, cachées, et qu’on redécouvre seulement, peu à peu.
L’histoire peut changer avec le temps ! Tu dois te tenir au courant.
- Je veux rentrer à la maison lire l’encyclopédie Papa !
Le père sourit.
- Tu ne préfères pas aller manger une glace d’abord ?
- Siiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !
Et l’enfant se mit à courir, joyeux.
Mais ce n’est pas de la glace qu’il se souviendrait, plus tard, quand il aurait lui-même des enfants. Il n’oublierait jamais ce que son père avait cherché à lui expliquer ce jour-là.