Tant de vies qui défilent, sous ce pont, qui s’oublient dans le mouvement constant, perpétuel... C’est la même partition, sans fin, les variations ne sont que d’apparence. On reconnaît le thème au premier coup d’oeil. Je suis sur le pont, et j’observe cette fuite en avant, cette course perdue d’avance. J’observe, à contretemps du flot qui s’écoule.
En bas, le maître mot est « vitesse ». Mais comme chaque jour, je n’ai pas suivi le troupeau, et mes pas m’ont entrainé jusqu’à ce pont. Extérieur au flot, extérieur au monde. À la dérive. Invisible.
Tant de temps s’est écoulé ainsi, je ne me souviens même plus comment ça a commencé. Mais il n’y a pas toujours un point de départ à tout. Parfois, c’est juste une lente glissade, un détail à la fois, presque rien… jusqu’à ce qu’on se regarde dans le miroir le matin en tentant l’impossible, l’incompréhensible addition. Puis on renonce.
Mais je n’ai pas renoncé.
Je sais qui je suis, et je ne suis pas comme eux, pas du tout. Peut-être ne l’ai-je jamais été que dans l’esprit de mes parents, et je me suis laissé hanter trop longtemps. Peut-être me hantent-ils encore, moi qui en suis dans la vie comme en retrait, immobile, quand la seule règle de survie est le mouvement. Comme en bas de ce pont. C’est ce qui me pousse à revenir, encore et encore, fasciné par cette image de ce qu’il faudrait que je sois. De ceux qu’il faudrait que je suive.
Parce que bien sûr personne ne me suit, moi, sur le chemin que j’aurais voulu construire. Mais à quoi bon aller contre le vent, toujours à contretemps, il faut suivre, suivre… en oubliant qu’il y a bien des gens qui n’ont pas suivi, qui ont tracé leurs routes. Et d’autres les sillonnent inlassablement.
Comme en bas de ce pont.
Non, je n’ai pas renoncé à affirmer qui je suis, à le montrer à tous, et tant pis s’ils ne veulent pas voir, s’ils ne peuvent pas comprendre qu’il y a d’autres chemins possibles que courir vers demain dans le seul but de courir encore… et mes pas m’ont ramené vers ce pont pour sceller l’aboutissement de mon parcours.
Quel meilleur endroit pour conclure, en effet, que là où rien ne devrait jamais s’arrêter ? Un long moment d’immobilité, un vrai contretemps et peut-être rien de plus pour certains… tant pis.
Pendant quelques instants au moins, ils me suivront. Mon rythme.
Ils en parleront.
Peut-être certains comprendront.
Je m’envole…
… et m’éteint dans les lumières assourdissantes…
19-05-2011