20 septembre 2007
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#030 SAM (par mail privé)
ballerine, clairsemé, combler, labadens, promontoire, rougir, tournevis, trafiquer, saturer, synthétique
Ce texte fait partie du recueil "Braises" (projet "logorallyes").
L'ensemble des listes reçues dans le cadre du projet, et ce que j'en ai fait jusqu'ici, est consultable ici .
A l'époque où il était mon labadens(*), comme on disait encore dans le temps au pensionnat du Sacré-Coeur, il était d'une timidité maladive, rougissant pour un rien, les émotions perpétuellement à fleur de peau. Il n'avait pas l'habitude des contacts humains, et rien qu'à se parler, le soir, dans notre chambre, je sentais comme un vide se combler peu à peu de son côté. Je ne pouvais néanmoins pas m'empêcher d'avoir peur pour lui, pour après. Notre scolarité n'allait pas durer toute la vie, et nos parents avaient de grands projets pour nous. Il ne survivrait jamais dans le monde extérieur, sans moi, à devoir tout recommencer. Il saturerait très vite émotionnellement, et s'effondrerait de l'intérieur, je n'en doutais pas.
Je pris l'habitude de me faire beaucoup de soucis pour lui, tandis qu'il se servait de ma présence comme de la béquille sans laquelle il ne pourrait tenir debout. J'étais très sûr de moi, la confiance en soi que je lui donnais ne me manquait pas à l'époque. Il était là, donc je ne sentais pas le problème en train de naître.
A la fin de nos années de pensionnat, nous avons comme prévu de longue date entamé des études universitaires séparées, et nous sommes en grande partie perdu de vue. Mais nous avions nos adresses, et tentions de rester en contact par lettres. Mais si j'arrivais sans problèmes à lui écrire tous les jours, il lui fallut dès le début plusieurs jours, puis à la fin plusieurs semaines, pour me répondre. Je mettais ces longs silences sur le compte de son mal-être, qui devait être revenu, et je craignais le pire.
Un jour, je décidai que cela suffisait : il fallut que je me rende là où il logeait, à 800 kms de là.
Les détails du voyage se perdent dans ma mémoire, à vrai dire je ne pensais qu'à ce que je risquais de trouver en arrivant, un homme au bord d'un promontoire rocheux, prêt à sauter dans le vide... une épave impossible à remonter à la surface.
Quand j'arrivai finalement, il ne répondit pas, ce qui renforça mes craintes. J'entendais une musique, faiblement... je décidai de trafiquer la serrure avec un petit tournevis de poche, et divers autres instruments... sa serrure était complexe, mais à l'époque déjà je présentais des dons pour l'effraction. J'entrai.
Je surpris mon ami dans les bras d'une ballerine (j'eus le temps d'apercevoir les chaussons de danse, et la tenue, à terre), tous les deux entièrement nus. Je crois que de nous trois, c'est moi qui ce jour-là suis mort de honte.
Je suis parti le plus vite possible. C'était, dans ma tête, la dernière fois que je le voyais. J'avais été trop loin, il ne me pardonnerait jamais. Puis, il allait bien. Je n'avais plus de soucis à me faire.
Je me sentais à la fois libéré, et complètement vide...
De nombreuses années plus tard, j'avais été arrêté pour la 3ème fois, mais cette fois c'était sérieux. Un braquage qui avait mal tourné, un complice inexpérimenté qui avait tiré. La règle d'or était : ne jamais tirer. Il le savait pourtant. Mais les petits jeunes, ça ne sait pas contrôler ses nerfs. Ce qui était fait n'étant plus à faire ni à défaire, j'avais réfléchi que c'était quand même injuste qu'il paye toute sa vie pour cette connerie, après tout ce n'était pas sa faute s'il était aussi con... juste la mienne de ne pas l'avoir mieux surveillé. C'était moi, le chef de bande.
J'avouai tout et pris 30 ans
La première année il vint me voir, avec une femme. Je mis de longues secondes à les reconnaître, lui et sa ballerine finalement épousée.
Depuis ce fameux soir, il n'avait cessé de me chercher, inquiet pour moi.
Il m'avait retrouvé finalement par les journaux, au moment du procès.
Le grand ingénieur, inventeur d'un sang synthétique compatible avec tous les groupes et facile à produire, riche à millions, se souciant du pauvre petit truand incapable de choisir correctement ses "associés" : le côté "mélo" de l'histoire me fit bien rire. Mais il ne s'en choqua pas.
Cela fait maintenant 25 ans que je suis ici. Il vient me voir au moins une fois par semaine, parfois avec sa femme, parfois pas.
Il a les cheveux gris et clairsemés, maintenant. Cela lui va bien.
Il ne s'inquiète plus pour moi depuis quelques mois déjà, depuis que je sais que je vais sortir, bientôt, pour une remise de peine.
Je ne m'inquiète plus non plus pour lui, tant qu'il ne cherche pas à trop m'aider quand je serai dehors.
Nous avons à vivre nos vies indépendamment. Sans cesser de nous voir, mais en se laissant de l'espace. L'amitié exclusive de notre adolescence avait fait trop de dégâts.
Je n'avais pas pu le laisser voler de ses propres ailes sans paniquer. Il avait failli ne pas se pardonner ma chute. J'ai passé 25 ans au travers de barreaux à lui redire que ce n'était pas sa faute, et qu'il avait beaucoup de chance, avec une si belle épouse, si aimante, et ses deux, puis trois, quatre, finalement 5 enfants. En un sens, je me suis inquiété pour lui tous les jours pendant ma détention, comme il s'inquiétait pour moi, et ainsi nous ne vîmes pas trop le temps passer. Nous avions un but.
Mais il était l'heure maintenant de nous en fixer d'autres, plus sains.
On ne construit rien totalement sur de l'inquiétude. Il a à apprendre la vraie douceur de vivre. Et moi que l'indépendance n'est pas la solitude, qu'il ne tient qu'à moi d'ouvrir la porte aux autres, sans pour autant avoir ce besoin maladif qui m'a poussé vers tant de plans foireux, avant...
A 50 ans, nos vies vont enfin commencer.
(*) Labadens : mot utilisé au XIXe siècle pour désigner un camarade de collège ou de pension. Du nom du maître de pension Labadens dans la courte pièce d'Eugène Labiche L'Affaire de la rue de Lourcine (1857). (source : Le Garde-mots)
ballerine, clairsemé, combler, labadens, promontoire, rougir, tournevis, trafiquer, saturer, synthétique
Ce texte fait partie du recueil "Braises" (projet "logorallyes").
L'ensemble des listes reçues dans le cadre du projet, et ce que j'en ai fait jusqu'ici, est consultable ici .
A l'époque où il était mon labadens(*), comme on disait encore dans le temps au pensionnat du Sacré-Coeur, il était d'une timidité maladive, rougissant pour un rien, les émotions perpétuellement à fleur de peau. Il n'avait pas l'habitude des contacts humains, et rien qu'à se parler, le soir, dans notre chambre, je sentais comme un vide se combler peu à peu de son côté. Je ne pouvais néanmoins pas m'empêcher d'avoir peur pour lui, pour après. Notre scolarité n'allait pas durer toute la vie, et nos parents avaient de grands projets pour nous. Il ne survivrait jamais dans le monde extérieur, sans moi, à devoir tout recommencer. Il saturerait très vite émotionnellement, et s'effondrerait de l'intérieur, je n'en doutais pas.
Je pris l'habitude de me faire beaucoup de soucis pour lui, tandis qu'il se servait de ma présence comme de la béquille sans laquelle il ne pourrait tenir debout. J'étais très sûr de moi, la confiance en soi que je lui donnais ne me manquait pas à l'époque. Il était là, donc je ne sentais pas le problème en train de naître.
A la fin de nos années de pensionnat, nous avons comme prévu de longue date entamé des études universitaires séparées, et nous sommes en grande partie perdu de vue. Mais nous avions nos adresses, et tentions de rester en contact par lettres. Mais si j'arrivais sans problèmes à lui écrire tous les jours, il lui fallut dès le début plusieurs jours, puis à la fin plusieurs semaines, pour me répondre. Je mettais ces longs silences sur le compte de son mal-être, qui devait être revenu, et je craignais le pire.
Un jour, je décidai que cela suffisait : il fallut que je me rende là où il logeait, à 800 kms de là.
Les détails du voyage se perdent dans ma mémoire, à vrai dire je ne pensais qu'à ce que je risquais de trouver en arrivant, un homme au bord d'un promontoire rocheux, prêt à sauter dans le vide... une épave impossible à remonter à la surface.
Quand j'arrivai finalement, il ne répondit pas, ce qui renforça mes craintes. J'entendais une musique, faiblement... je décidai de trafiquer la serrure avec un petit tournevis de poche, et divers autres instruments... sa serrure était complexe, mais à l'époque déjà je présentais des dons pour l'effraction. J'entrai.
Je surpris mon ami dans les bras d'une ballerine (j'eus le temps d'apercevoir les chaussons de danse, et la tenue, à terre), tous les deux entièrement nus. Je crois que de nous trois, c'est moi qui ce jour-là suis mort de honte.
Je suis parti le plus vite possible. C'était, dans ma tête, la dernière fois que je le voyais. J'avais été trop loin, il ne me pardonnerait jamais. Puis, il allait bien. Je n'avais plus de soucis à me faire.
Je me sentais à la fois libéré, et complètement vide...
De nombreuses années plus tard, j'avais été arrêté pour la 3ème fois, mais cette fois c'était sérieux. Un braquage qui avait mal tourné, un complice inexpérimenté qui avait tiré. La règle d'or était : ne jamais tirer. Il le savait pourtant. Mais les petits jeunes, ça ne sait pas contrôler ses nerfs. Ce qui était fait n'étant plus à faire ni à défaire, j'avais réfléchi que c'était quand même injuste qu'il paye toute sa vie pour cette connerie, après tout ce n'était pas sa faute s'il était aussi con... juste la mienne de ne pas l'avoir mieux surveillé. C'était moi, le chef de bande.
J'avouai tout et pris 30 ans
La première année il vint me voir, avec une femme. Je mis de longues secondes à les reconnaître, lui et sa ballerine finalement épousée.
Depuis ce fameux soir, il n'avait cessé de me chercher, inquiet pour moi.
Il m'avait retrouvé finalement par les journaux, au moment du procès.
Le grand ingénieur, inventeur d'un sang synthétique compatible avec tous les groupes et facile à produire, riche à millions, se souciant du pauvre petit truand incapable de choisir correctement ses "associés" : le côté "mélo" de l'histoire me fit bien rire. Mais il ne s'en choqua pas.
Cela fait maintenant 25 ans que je suis ici. Il vient me voir au moins une fois par semaine, parfois avec sa femme, parfois pas.
Il a les cheveux gris et clairsemés, maintenant. Cela lui va bien.
Il ne s'inquiète plus pour moi depuis quelques mois déjà, depuis que je sais que je vais sortir, bientôt, pour une remise de peine.
Je ne m'inquiète plus non plus pour lui, tant qu'il ne cherche pas à trop m'aider quand je serai dehors.
Nous avons à vivre nos vies indépendamment. Sans cesser de nous voir, mais en se laissant de l'espace. L'amitié exclusive de notre adolescence avait fait trop de dégâts.
Je n'avais pas pu le laisser voler de ses propres ailes sans paniquer. Il avait failli ne pas se pardonner ma chute. J'ai passé 25 ans au travers de barreaux à lui redire que ce n'était pas sa faute, et qu'il avait beaucoup de chance, avec une si belle épouse, si aimante, et ses deux, puis trois, quatre, finalement 5 enfants. En un sens, je me suis inquiété pour lui tous les jours pendant ma détention, comme il s'inquiétait pour moi, et ainsi nous ne vîmes pas trop le temps passer. Nous avions un but.
Mais il était l'heure maintenant de nous en fixer d'autres, plus sains.
On ne construit rien totalement sur de l'inquiétude. Il a à apprendre la vraie douceur de vivre. Et moi que l'indépendance n'est pas la solitude, qu'il ne tient qu'à moi d'ouvrir la porte aux autres, sans pour autant avoir ce besoin maladif qui m'a poussé vers tant de plans foireux, avant...
A 50 ans, nos vies vont enfin commencer.
(*) Labadens : mot utilisé au XIXe siècle pour désigner un camarade de collège ou de pension. Du nom du maître de pension Labadens dans la courte pièce d'Eugène Labiche L'Affaire de la rue de Lourcine (1857). (source : Le Garde-mots)