12 septembre 2007
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13:40
#008 Chen Jie
Train, Chant, Nénuphar, Horloge, Peinture, Champs, Phénix, Insoutenable, Bicyclettes, Verdâtre
N'hésitez pas à consulter l'ensemble des listes que j'ai reçues jusqu'ici dans le cadre du projet "logorallye - Recueil "braises, pour voir les mots et ce que j'en ai fait. Vous pouvez également m'y laisser vos propres listes en commentaires.
Je suis dans le train qui me ramène à mes racines. Cela fait trop longtemps que je n'ai pas rendu visite à mes parents, restés fidèlement accrochés à leur petite ferme, dans la campagne profonde. Ils pourraient venir me voir, je leur ai souvent proposé, mais ils ont toujours quelque chose qui les retient, les bêtes à s'occuper, le fourrage à rentrer, que sais-je... cette vie que j'ai voulu fuir quand j'ai eu 18 ans, pas à cause d'eux, mais d'une certaine après-midi...
Ils ont peur de la ville, je crois, ce mode de vie ne leur correspond pas. C'est la seule raison qui tienne, en dernière analyse. Nous n'avons pas cessé de nous appeler régulièrement au téléphone, de nous écrire aussi, "de vraies lettres comme les vraies personnes" disent-ils souvent. L'ordinateur n'arrivera jamais jusque chez eux, c'est une évidence. La technologie peut être plus forte que les mentalités, mais il faut pour cela que les générations passent. La leur avance doucement vers son terme, mais tient encore fièrement debout, lançant un regard de défi à cette modernité débridée qui de leur vivant ne leur volera pas les valeurs que leurs parents leur avaient transmises.
Je suis dans le train, presque arrivé à la petite gare qui dessert le village. Après, il y en aura encore pour plus d'une heure de marche, à moins que mon père n'ait sorti sa camionnette pour l'occasion, comme les jours de fête, quand il amenait maman danser à la grande salle de la ville, nous laissant sous la surveillance sèche de ma grand-mère paternelle. Je lui ai formellement interdit de venir, ce n'est plus très prudent à son âge. La dernière fois que mon père a voulu prendre le camion, il a défoncé la clôture de son champ, après avoir quitté la route sur la ligne droite avant la route principale. C'était il y a 6 mois maintenant, mais mon père continue de jurer que ce n'était qu'une fatigue momentanée, qu'il sait encore conduire, et a insisté pour me le prouver aujourd'hui.
J'espère vraiment l'en avoir dissuadé, et me félicite pour la millième fois que Fernand, leur voisin, avec sa grande voiture, puisse les emmener faire les courses aussi souvent que nécessaire. Mon père est une tête de mule, mais Fernand est plus têtu encore, puis la voiture est quand même plus confortable que le camion il faut l'avouer... et la climatisation, pour les fréquentes périodes de chaleur de la région, a fini de convaincre mon père. De toute façon, ma mère avait déjà accepté, elle. Il aurait du suivre qu'il le veuille ou non... mais il fallait bien qu'il puisse se donner une contenance.
Mes pensées m'entrainent dans mille directions, vers mes parents, le village, comme tout a changé depuis mon enfance, et pourtant au fond pas tant que ça... mes pensées tentent d'éviter le seul sujet dont je ne voulais me souvenir à aucun prix. Mais comment aurais-je pu l'éviter, alors que le train passait maintenant devant le vieux moulin, présentant aux voyageurs cette horloge si particulière qui faisait la renommée du lieu, et qui apparemment continuait de fonctionner, inlassablement, sans que personne n'ait jamais compris comment.
A première vue, depuis vingt ans, personne n'a entretenu l'édifice, déjà très délabré la dernière fois que je l'avais vu. A l'époque, un simple coup de peinture aurait peut-être suffi à lui redonner une apparence présentable. Mais les habitants du village s'y opposaient, cela aurait à coup sûr gâché la vision de l'horloge. Il ne fallait pas que quoi que ce soit puisse attirer l'oeil ailleurs que sur elle, c'était la volonté de tous. Elle avait été respectée en tout point.
Ils continuent de voir en elle la protectrice de ces lieux, qui tant qu'elle marquera le temps, l'empêcherait de les rejeter eux, leurs terres, toute leur vie, dans l'oubli des générations à venir. Des jeunes continuaient à s'installer ici, le village s'agrandissait encore, sans pour autant se transformer radicalement. On n'a jamais été contre l'évolution, ici, du moment qu'elle soit "raisonnée". Mon père ne me l'a que trop répété, à un âge où je n'avais pas envie d'entendre raison, ou en tout cas pas celle-là. Je suis parti, la raison est restée. L'horloge est à son heure, ma vie à la sienne. Tout le monde y a trouvé son compte.
Mais le souvenir de cette fameuse après-midi m'empêche d'être en paix avec ça. Ils la voient comme une protectrice, et moi... j'hésite sur la façon de la définir. Mais j'en ai vu la face noire, et elle me terrifie toujours, aussi longtemps après.
C'était l'été de mes 15 ans, je m'en souviens comme si c'était hier. Une seule après-midi aura suffi à graver à tout jamais les lieux et les visages dans ma mémoire.
Pourtant, tout avait débuté comme d'habitude. Nous avions pris nos bicyclettes et étions partis, à travers champs, en direction de l'étang, poursuivi par les cris du père de Fernand, qui nous avait juré ses grands dieux que nous allions goûter à son bâton à notre retour. Mais il était déjà vieux à l'époque, et nous savions que nous pourrions éviter facilement les coups.
Il y avait Marie, dont j'étais amoureux sans oser lui avouer, Patrick, son frère jumeau qui la couvait du regard et, remarquant mon trouble, s'arrangeait pour ne jamais la laisser seule avec moi. Et puis il y avait Thomas, le mystérieux Thomas, qui arrivait toujours avec son regard noir d'encre et une nouvelle découverte surprenante à nous présenter, une expérience à tenter, quelque chose pour secouer le quotidien morose de quatre adolescents grandissant à la campagne.
Cette après-midi là, il était venu nous trouver pour nous annoncer qu'il avait découvert, sur cet étang, une espèce de nénuphar non répertoriée. Il avait souvent de tels enthousiasmes, avant de déchanter. Mais ici, il paraissait sûr de son fait, et nous n'avions pas besoin de meilleures raisons pour nous pousser vers l'aventure. La jeunesse trouve sa motivation en elle-même, pas comme les "adultes responsables" dont n'arrêtaient pas de me parler mon père, qui semble avoir tout oublié de leurs rêves. Je n'ai jamais voulu en devenir un, mais à mon grand regret je dois admettre que, me retournant vers mon passé, il m'arrive de plus en plus souvent de ne plus me comprendre, ni même parfois me reconnaître. "On n'échappe pas au temps qui passe, horloge ou pas" maugrée-je, perdu dans mes souvenirs...
Alors nous sommes allés voir les nénuphars. Et c'est vrai qu'ils étaient particuliers, d'une sorte particulière qui s'est avérée plus tard propre à la région, mais pas inconnue. Ce jour-là pourtant, nous y avons tous cru, nous nous imaginions déjà riches, célèbres, enchaînant colloques et conférences pour présenter nos découvertes... L'après-midi était superbe, Marie avait dénoué ses cheveux, retirés ses sandales, et balançait doucement ses pieds dans l'eau. Bien vite j'oubliai les nénuphars et ne détachai plus mon regard de ses cheveux, porté par le doux chant qu'elle émettait, et qu'elle n'interrompant par instant que pour un regard furtif, et un petit gloussement de plaisir. Elle se savait regardée, aimée, et cela la rendait radieuse, au grand désespoir furieux de Patrick, qui ne me quittait pas du regard, ne sachant s'il devait me tuer tout de suite, ou attendre que je tente quelque chose.
Pendant ce temps, Thomas avait entrepris, avec une longue canne, d'attirer vers la rive un nénuphar qui l'intriguait particulièrement.
Marie, Patrick et moi, nous sursautâmes comme il commençait à hurler.
Il y avait cette Chose verdâtre qui avait entrepris de lui remonter le long du bras, semblant s'étirer de plus en plus dans le but de le recouvrir tout entier. Ce que nous devinions au travers de la matière visqueuse semblait rongé comme sous l'effet d'un acide particulièrement puissant, et nous voyions la chemise de Thomas se dissoudre peu à peu le long du bras, comme la chose progressait. Les hurlements de notre ami étaient insoutenables, mais passées les premières secondes d'épouvante, nous fîmes ce que nous pouvions pour lui venir en aide.
Malheureusement, nous ne pouvions toucher la Chose sans risquer de nous brûler nous même. J'en ai gardé la trace au creu de mes mains.
Et comme dans un film d'horreur, nous assistions impuissant à la mort lente de notre ami, brûlé peu à peu par quelque chose que nous ne comprenions pas, courant en tout sens et agitant furieusement son bras, dans le vain espoir que son agresseur en tombe... les hurlements étaient encore pires maintenant, et menaçaient de nous rendre complètement fous.
C'est alors qu'une simple plume tomba de nulle part sur l'épaule de notre ami, à cheval sur la partie saine et celle "touchée"... une simple plume, qui soudain s'embrasa...
Et la Chose fut au sol, répandant un sang vert émeraude sur la terre. Thomas continua à courir en tout sens, hurlant toujours, ne semblant pas réaliser sa chance.
De son bras droit, il ne restait que, partant de l'épaule, un os comme brûlé, à l'apparence cendreuse, dont tombait une poussière à chacun des mouvements de notre ami. Il ne tarda pas à s'effriter complètement.
Il n'y avait par contre pas la moindre goutte de sang, la plaie ayant semble-t-il été comme "cautérisée" par la substance acide produite par le prédateur.
Celui-ci, au bout d'un moment, sembla sortir de sa prostration, et se rua à nouveau vers Thomas.
C'est alors que l'oiseau dont nous avions vu tomber la plume se matérialisa, agitant furieusement ses ailes, et se maintenant à quelques centimètres au dessus du sol, entre notre ami et la Chose.
Celle-ci sembla ralentir, hésitante... puis se dressa lentement.
Elle avait grandi depuis le début de l'attaque, se nourrissant sans doute au contact du bras de Thomas. Elle était au moins haute de 3 mètres.
Soudain, elle s'abattit sur l'oiseau.
Et le phénix s'embrasa, projetant une lumière comme je n'en reverrai sans doute jamais. C'est je crois cette lumière, plus que le feu lui-même, qui cisailla la Chose.
C'en était trop pour Patrick, qui entraina de force Marie vers les bicyclettes. Ils partirent, et moi je suis resté. Mais elle fit demi-tour, laissant Patrick rentrer seul.
Au moment où elle revint, il y avait bien une centaine de Choses, renaissant des fragments, là, sur la rive.
Et un bon millier d'oiseaux entre elles et nous, le nombre ne cessant d'augmenter.
Nous nous retournâmes Marie et moi, pour voir d'où ils pouvaient venir. Et c'est là que nous vîmes l'horloge, baignée d'une lumière rouge orangée d'incendie, dansante, dont les oiseaux semblaient naître sans discontinuer...
Puis soudain tout s'arrêta. Plus de lumière. Plus de mouvements. Les oiseaux étaient là, entre nous et une mort certaine, les ailes à l'arrêt, maintenus en l'air par je ne sais quelle force diabolique.
L'horloge émit alors un "dong" unique, sinistre, dont la vibration me réveille encore souvent, la nuit, toujours du même cauchemar. Un seul coup de la cloche... 15h16...
Et l'air tout entier fut feu.
Il fallut plusieurs minutes pour que nous puissions rouvrir les yeux, aveuglés par cette explosion de lumière et de flammes. Ce que nous découvrîmes nous marqua plus sûrement que tous les champs de ruines auxquels nous aurions pu nous attendre.
Pas une seule trace de cendre dans les herbes ou sur la terre, pas une plume, aucune trace du moindre résidu verdâtre, pas de signes du moindre oiseau.
Et Thomas, endormi à même le sol, son bras intact.
Nous comprîmes à son réveil qu'il ne se souvenait vraiment de rien. Il était égal à lui-même, s'enthousiasmant pour sa découverte, se demandant pourquoi Patrick était parti ainsi pendant qu'il dormait, si ça avait un rapport avec Marie et moi...
Ce rappel innocent à notre vie d'avant fit rougir Marie, tandis que je me sentais totalement étranger à la scène, comme si ce n'était plus à moi que Thomas parlait, mais à un enfant que je ne saurais plus jamais être. La main qui se faufila dans la mienne, timide, et le regard qu'elle m'offrit alors, me confirma que je n'en étais plus un.
Ce soir-là, nous rentrâmes comme si rien ne s'était passé, jouant pour notre ami la comédie du temps d'avant, mais l'histoire que nous nous racontions Marie et moi, à chaque regard, était désormais entièrement tournée vers l'avenir. Il fallait qu'il en soit ainsi, il ne fallait pas nous rappeler.
Nous avions à peine atteint le village que plusieurs habitants se précipitèrent à notre rencontre. Patrick était revenu délirant, incapable d'indiquer où nous étions. Il parlait de monstres verts, d'oiseau de feu, de Thomas avec un bras en moins...
Nous n'eûmes aucun mal à démentir.
Et plus personne ne nous reparla jamais de cette après-midi. Même si l'état de Patrick suscitait de nombreuses questions, on aurait dit que les habitants du village préféraient ne pas savoir ce qui avait pu le rendre fou.
Il ne fallut que quelques jours à son père pour le faire interner. Nous ne l'avons jamais revu.
20 ans plus tard, je suis dans ce train, je regarde l'horloge qui dissimule tant de secrets, et qui ce jour-là nous a sauvés la vie, et je ne peux malgré tout me défaire de la terreur qu'elle m'inspire.
Dans cette lumière qui l'enveloppait ce jour-là, il n'y avait rien de bon, je le sais. Juste une force aveugle, placée là dans un but précis qui nous échapperait toujours, et qui avait accompli son oeuvre au moins une fois. Une force n'est jamais ni bonne ni mauvaise, elle est uniquement ce qu'on en fait, selon les circonstances où on l'utilise. Je continue à penser qu'elle aurait aussi bien pu nous faire disparaître à jamais, comme toutes les autres traces de ces moments de démence.
Je repense à Thomas, devenu le plus grand spécialiste mondial en botanique. Il a finalement accompli ses rêves. Il a eu la chance de n'être pas hanté par les souvenirs. Il est heureux, marié, père de 3 enfants. Nous nous appelons souvent, et il trouve toujours le moyen de venir pour les fêtes, avec sa famille au complet.
Marie et moi, nous accueillons ces retrouvailles comme une fête. Pendant que nos enfants jouent entre eux, nous pouvons à notre aise renouer les liens distendus par la vie, mesurer le chemin parcouru et la distance que nous avons su ne pas mettre entre nous.
Marie me tire de mes pensées, déplaçant un peu sa tête sur mon épaule comme le train ralentit.
On vient d'annoncer l'arrivée prochaine. Elle a du mal à se réveiller.
Je pose un baiser sur son front. Alors elle se redresse, me regarde, comprend tout. Le sourire qu'elle me tend me ramène complètement au présent.
Je suis impatient de revoir mes parents.
Nous descendons du train, la main dans la main. Mon père n'est pas venu. Je souris.
La vie est belle, quand on laisse le passé à sa place.
Train, Chant, Nénuphar, Horloge, Peinture, Champs, Phénix, Insoutenable, Bicyclettes, Verdâtre
N'hésitez pas à consulter l'ensemble des listes que j'ai reçues jusqu'ici dans le cadre du projet "logorallye - Recueil "braises, pour voir les mots et ce que j'en ai fait. Vous pouvez également m'y laisser vos propres listes en commentaires.
Je suis dans le train qui me ramène à mes racines. Cela fait trop longtemps que je n'ai pas rendu visite à mes parents, restés fidèlement accrochés à leur petite ferme, dans la campagne profonde. Ils pourraient venir me voir, je leur ai souvent proposé, mais ils ont toujours quelque chose qui les retient, les bêtes à s'occuper, le fourrage à rentrer, que sais-je... cette vie que j'ai voulu fuir quand j'ai eu 18 ans, pas à cause d'eux, mais d'une certaine après-midi...
Ils ont peur de la ville, je crois, ce mode de vie ne leur correspond pas. C'est la seule raison qui tienne, en dernière analyse. Nous n'avons pas cessé de nous appeler régulièrement au téléphone, de nous écrire aussi, "de vraies lettres comme les vraies personnes" disent-ils souvent. L'ordinateur n'arrivera jamais jusque chez eux, c'est une évidence. La technologie peut être plus forte que les mentalités, mais il faut pour cela que les générations passent. La leur avance doucement vers son terme, mais tient encore fièrement debout, lançant un regard de défi à cette modernité débridée qui de leur vivant ne leur volera pas les valeurs que leurs parents leur avaient transmises.
Je suis dans le train, presque arrivé à la petite gare qui dessert le village. Après, il y en aura encore pour plus d'une heure de marche, à moins que mon père n'ait sorti sa camionnette pour l'occasion, comme les jours de fête, quand il amenait maman danser à la grande salle de la ville, nous laissant sous la surveillance sèche de ma grand-mère paternelle. Je lui ai formellement interdit de venir, ce n'est plus très prudent à son âge. La dernière fois que mon père a voulu prendre le camion, il a défoncé la clôture de son champ, après avoir quitté la route sur la ligne droite avant la route principale. C'était il y a 6 mois maintenant, mais mon père continue de jurer que ce n'était qu'une fatigue momentanée, qu'il sait encore conduire, et a insisté pour me le prouver aujourd'hui.
J'espère vraiment l'en avoir dissuadé, et me félicite pour la millième fois que Fernand, leur voisin, avec sa grande voiture, puisse les emmener faire les courses aussi souvent que nécessaire. Mon père est une tête de mule, mais Fernand est plus têtu encore, puis la voiture est quand même plus confortable que le camion il faut l'avouer... et la climatisation, pour les fréquentes périodes de chaleur de la région, a fini de convaincre mon père. De toute façon, ma mère avait déjà accepté, elle. Il aurait du suivre qu'il le veuille ou non... mais il fallait bien qu'il puisse se donner une contenance.
Mes pensées m'entrainent dans mille directions, vers mes parents, le village, comme tout a changé depuis mon enfance, et pourtant au fond pas tant que ça... mes pensées tentent d'éviter le seul sujet dont je ne voulais me souvenir à aucun prix. Mais comment aurais-je pu l'éviter, alors que le train passait maintenant devant le vieux moulin, présentant aux voyageurs cette horloge si particulière qui faisait la renommée du lieu, et qui apparemment continuait de fonctionner, inlassablement, sans que personne n'ait jamais compris comment.
A première vue, depuis vingt ans, personne n'a entretenu l'édifice, déjà très délabré la dernière fois que je l'avais vu. A l'époque, un simple coup de peinture aurait peut-être suffi à lui redonner une apparence présentable. Mais les habitants du village s'y opposaient, cela aurait à coup sûr gâché la vision de l'horloge. Il ne fallait pas que quoi que ce soit puisse attirer l'oeil ailleurs que sur elle, c'était la volonté de tous. Elle avait été respectée en tout point.
Ils continuent de voir en elle la protectrice de ces lieux, qui tant qu'elle marquera le temps, l'empêcherait de les rejeter eux, leurs terres, toute leur vie, dans l'oubli des générations à venir. Des jeunes continuaient à s'installer ici, le village s'agrandissait encore, sans pour autant se transformer radicalement. On n'a jamais été contre l'évolution, ici, du moment qu'elle soit "raisonnée". Mon père ne me l'a que trop répété, à un âge où je n'avais pas envie d'entendre raison, ou en tout cas pas celle-là. Je suis parti, la raison est restée. L'horloge est à son heure, ma vie à la sienne. Tout le monde y a trouvé son compte.
Mais le souvenir de cette fameuse après-midi m'empêche d'être en paix avec ça. Ils la voient comme une protectrice, et moi... j'hésite sur la façon de la définir. Mais j'en ai vu la face noire, et elle me terrifie toujours, aussi longtemps après.
C'était l'été de mes 15 ans, je m'en souviens comme si c'était hier. Une seule après-midi aura suffi à graver à tout jamais les lieux et les visages dans ma mémoire.
Pourtant, tout avait débuté comme d'habitude. Nous avions pris nos bicyclettes et étions partis, à travers champs, en direction de l'étang, poursuivi par les cris du père de Fernand, qui nous avait juré ses grands dieux que nous allions goûter à son bâton à notre retour. Mais il était déjà vieux à l'époque, et nous savions que nous pourrions éviter facilement les coups.
Il y avait Marie, dont j'étais amoureux sans oser lui avouer, Patrick, son frère jumeau qui la couvait du regard et, remarquant mon trouble, s'arrangeait pour ne jamais la laisser seule avec moi. Et puis il y avait Thomas, le mystérieux Thomas, qui arrivait toujours avec son regard noir d'encre et une nouvelle découverte surprenante à nous présenter, une expérience à tenter, quelque chose pour secouer le quotidien morose de quatre adolescents grandissant à la campagne.
Cette après-midi là, il était venu nous trouver pour nous annoncer qu'il avait découvert, sur cet étang, une espèce de nénuphar non répertoriée. Il avait souvent de tels enthousiasmes, avant de déchanter. Mais ici, il paraissait sûr de son fait, et nous n'avions pas besoin de meilleures raisons pour nous pousser vers l'aventure. La jeunesse trouve sa motivation en elle-même, pas comme les "adultes responsables" dont n'arrêtaient pas de me parler mon père, qui semble avoir tout oublié de leurs rêves. Je n'ai jamais voulu en devenir un, mais à mon grand regret je dois admettre que, me retournant vers mon passé, il m'arrive de plus en plus souvent de ne plus me comprendre, ni même parfois me reconnaître. "On n'échappe pas au temps qui passe, horloge ou pas" maugrée-je, perdu dans mes souvenirs...
Alors nous sommes allés voir les nénuphars. Et c'est vrai qu'ils étaient particuliers, d'une sorte particulière qui s'est avérée plus tard propre à la région, mais pas inconnue. Ce jour-là pourtant, nous y avons tous cru, nous nous imaginions déjà riches, célèbres, enchaînant colloques et conférences pour présenter nos découvertes... L'après-midi était superbe, Marie avait dénoué ses cheveux, retirés ses sandales, et balançait doucement ses pieds dans l'eau. Bien vite j'oubliai les nénuphars et ne détachai plus mon regard de ses cheveux, porté par le doux chant qu'elle émettait, et qu'elle n'interrompant par instant que pour un regard furtif, et un petit gloussement de plaisir. Elle se savait regardée, aimée, et cela la rendait radieuse, au grand désespoir furieux de Patrick, qui ne me quittait pas du regard, ne sachant s'il devait me tuer tout de suite, ou attendre que je tente quelque chose.
Pendant ce temps, Thomas avait entrepris, avec une longue canne, d'attirer vers la rive un nénuphar qui l'intriguait particulièrement.
Marie, Patrick et moi, nous sursautâmes comme il commençait à hurler.
Il y avait cette Chose verdâtre qui avait entrepris de lui remonter le long du bras, semblant s'étirer de plus en plus dans le but de le recouvrir tout entier. Ce que nous devinions au travers de la matière visqueuse semblait rongé comme sous l'effet d'un acide particulièrement puissant, et nous voyions la chemise de Thomas se dissoudre peu à peu le long du bras, comme la chose progressait. Les hurlements de notre ami étaient insoutenables, mais passées les premières secondes d'épouvante, nous fîmes ce que nous pouvions pour lui venir en aide.
Malheureusement, nous ne pouvions toucher la Chose sans risquer de nous brûler nous même. J'en ai gardé la trace au creu de mes mains.
Et comme dans un film d'horreur, nous assistions impuissant à la mort lente de notre ami, brûlé peu à peu par quelque chose que nous ne comprenions pas, courant en tout sens et agitant furieusement son bras, dans le vain espoir que son agresseur en tombe... les hurlements étaient encore pires maintenant, et menaçaient de nous rendre complètement fous.
C'est alors qu'une simple plume tomba de nulle part sur l'épaule de notre ami, à cheval sur la partie saine et celle "touchée"... une simple plume, qui soudain s'embrasa...
Et la Chose fut au sol, répandant un sang vert émeraude sur la terre. Thomas continua à courir en tout sens, hurlant toujours, ne semblant pas réaliser sa chance.
De son bras droit, il ne restait que, partant de l'épaule, un os comme brûlé, à l'apparence cendreuse, dont tombait une poussière à chacun des mouvements de notre ami. Il ne tarda pas à s'effriter complètement.
Il n'y avait par contre pas la moindre goutte de sang, la plaie ayant semble-t-il été comme "cautérisée" par la substance acide produite par le prédateur.
Celui-ci, au bout d'un moment, sembla sortir de sa prostration, et se rua à nouveau vers Thomas.
C'est alors que l'oiseau dont nous avions vu tomber la plume se matérialisa, agitant furieusement ses ailes, et se maintenant à quelques centimètres au dessus du sol, entre notre ami et la Chose.
Celle-ci sembla ralentir, hésitante... puis se dressa lentement.
Elle avait grandi depuis le début de l'attaque, se nourrissant sans doute au contact du bras de Thomas. Elle était au moins haute de 3 mètres.
Soudain, elle s'abattit sur l'oiseau.
Et le phénix s'embrasa, projetant une lumière comme je n'en reverrai sans doute jamais. C'est je crois cette lumière, plus que le feu lui-même, qui cisailla la Chose.
C'en était trop pour Patrick, qui entraina de force Marie vers les bicyclettes. Ils partirent, et moi je suis resté. Mais elle fit demi-tour, laissant Patrick rentrer seul.
Au moment où elle revint, il y avait bien une centaine de Choses, renaissant des fragments, là, sur la rive.
Et un bon millier d'oiseaux entre elles et nous, le nombre ne cessant d'augmenter.
Nous nous retournâmes Marie et moi, pour voir d'où ils pouvaient venir. Et c'est là que nous vîmes l'horloge, baignée d'une lumière rouge orangée d'incendie, dansante, dont les oiseaux semblaient naître sans discontinuer...
Puis soudain tout s'arrêta. Plus de lumière. Plus de mouvements. Les oiseaux étaient là, entre nous et une mort certaine, les ailes à l'arrêt, maintenus en l'air par je ne sais quelle force diabolique.
L'horloge émit alors un "dong" unique, sinistre, dont la vibration me réveille encore souvent, la nuit, toujours du même cauchemar. Un seul coup de la cloche... 15h16...
Et l'air tout entier fut feu.
Il fallut plusieurs minutes pour que nous puissions rouvrir les yeux, aveuglés par cette explosion de lumière et de flammes. Ce que nous découvrîmes nous marqua plus sûrement que tous les champs de ruines auxquels nous aurions pu nous attendre.
Pas une seule trace de cendre dans les herbes ou sur la terre, pas une plume, aucune trace du moindre résidu verdâtre, pas de signes du moindre oiseau.
Et Thomas, endormi à même le sol, son bras intact.
Nous comprîmes à son réveil qu'il ne se souvenait vraiment de rien. Il était égal à lui-même, s'enthousiasmant pour sa découverte, se demandant pourquoi Patrick était parti ainsi pendant qu'il dormait, si ça avait un rapport avec Marie et moi...
Ce rappel innocent à notre vie d'avant fit rougir Marie, tandis que je me sentais totalement étranger à la scène, comme si ce n'était plus à moi que Thomas parlait, mais à un enfant que je ne saurais plus jamais être. La main qui se faufila dans la mienne, timide, et le regard qu'elle m'offrit alors, me confirma que je n'en étais plus un.
Ce soir-là, nous rentrâmes comme si rien ne s'était passé, jouant pour notre ami la comédie du temps d'avant, mais l'histoire que nous nous racontions Marie et moi, à chaque regard, était désormais entièrement tournée vers l'avenir. Il fallait qu'il en soit ainsi, il ne fallait pas nous rappeler.
Nous avions à peine atteint le village que plusieurs habitants se précipitèrent à notre rencontre. Patrick était revenu délirant, incapable d'indiquer où nous étions. Il parlait de monstres verts, d'oiseau de feu, de Thomas avec un bras en moins...
Nous n'eûmes aucun mal à démentir.
Et plus personne ne nous reparla jamais de cette après-midi. Même si l'état de Patrick suscitait de nombreuses questions, on aurait dit que les habitants du village préféraient ne pas savoir ce qui avait pu le rendre fou.
Il ne fallut que quelques jours à son père pour le faire interner. Nous ne l'avons jamais revu.
20 ans plus tard, je suis dans ce train, je regarde l'horloge qui dissimule tant de secrets, et qui ce jour-là nous a sauvés la vie, et je ne peux malgré tout me défaire de la terreur qu'elle m'inspire.
Dans cette lumière qui l'enveloppait ce jour-là, il n'y avait rien de bon, je le sais. Juste une force aveugle, placée là dans un but précis qui nous échapperait toujours, et qui avait accompli son oeuvre au moins une fois. Une force n'est jamais ni bonne ni mauvaise, elle est uniquement ce qu'on en fait, selon les circonstances où on l'utilise. Je continue à penser qu'elle aurait aussi bien pu nous faire disparaître à jamais, comme toutes les autres traces de ces moments de démence.
Je repense à Thomas, devenu le plus grand spécialiste mondial en botanique. Il a finalement accompli ses rêves. Il a eu la chance de n'être pas hanté par les souvenirs. Il est heureux, marié, père de 3 enfants. Nous nous appelons souvent, et il trouve toujours le moyen de venir pour les fêtes, avec sa famille au complet.
Marie et moi, nous accueillons ces retrouvailles comme une fête. Pendant que nos enfants jouent entre eux, nous pouvons à notre aise renouer les liens distendus par la vie, mesurer le chemin parcouru et la distance que nous avons su ne pas mettre entre nous.
Marie me tire de mes pensées, déplaçant un peu sa tête sur mon épaule comme le train ralentit.
On vient d'annoncer l'arrivée prochaine. Elle a du mal à se réveiller.
Je pose un baiser sur son front. Alors elle se redresse, me regarde, comprend tout. Le sourire qu'elle me tend me ramène complètement au présent.
Je suis impatient de revoir mes parents.
Nous descendons du train, la main dans la main. Mon père n'est pas venu. Je souris.
La vie est belle, quand on laisse le passé à sa place.