2 septembre 2007
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17:32
#014 Yara
électronique, guacamole, labyrinthe, Icare, Agora (ou forum), consoler, dépendance, coqueluche, hilarant, endurance
L'ensemble des listes reçues dans le cadre du projet "logorallyes", et ce que j'en ai fait jusqu'ici, est consultable ici.
Ce fut une soirée étrange.
Nous avions décidé ce soir-là de tenter l'aventure du "Labyrinthe", nouveau restaurant mexicain (comme son nom ne l'indiquait pas - la femme du propriétaire était grecque) qui était en deux semaines à peine devenu la coqueluche de la jeunesse "branchée" de la ville. Nous n'en faisions pas vraiment partie, mais l'endroit était suffisamment accueillant pour que les différences de classe sociale s'oublient vite.
J'étais venu avec Marissa, ma compagne, qui tenait absolument à ce que nous sortions un peu plus souvent. Je n'étais pas très chaud j'avoue, ni pour la sortie, ni pour le type de cuisine, mais je ne pouvais pas toujours dire non. Et c'est ainsi que nous avions atterri, après un petit parcours dans le labyrinthe (le nom du restaurant correspondant au mode d'agencement des boxes pour les clients), à cette table, avec un bon vin dans nos verres, du guacamole dans les assiettes, et une musique douce offerte par l'orchestre maison. Tout se passait divinement bien.
La décoration intérieure mettait en scène divers mythes grecques, le labyrinthe bien sûr, le minotaure, Ariane, ainsi que Icare, que l'on voyait tomber en direction des cuisines, ramenant sans doute de son voyage près du soleil certaines nouvelles idées de recettes qui nous enchanteraient bientôt les papilles.
Au centre du restaurant, il y avait l'Agora, ou chacun pouvait venir prendre la parole. En fait c'était la scène idéale pour présenter une chanson de sa composition, un sketch plus ou moins hilarant, annoncer la création d'une nouvelle association locale... en fait, tous les usages étaient possibles, cela ne dépendait que de ce que l'on avait à exprimer.
Evidemment, les propriétaires veillaient à ce qu'aucun apprenti orateur n'utilise cet espace pour des revendications politiques, qui auraient été bien déplacées en ce lieu.
L'orchestre finissait justement sa prestation, et la soirée Agora allait pouvoir commencer.
Un homme plutôt petit, très mince, en tenue décontractée, cheveux noirs mi-longs, yeux immenses profondément enfoncés dans un visage très pâle, s'avança vers les marches, semblant presque flotter au dessus du sol plutôt que marcher. Il monta, et prit tout son temps pour s'installer. Il vérifia la chaise, puis le micro, par quelques tapotements, arrachant des diffuseurs de désagréables sons électroniques. Puis il s'assit, et pendant un long moment, ne bougea plus.
A vrai dire, son regard ne fixait rien en particulier, il semblait dirigé vers les tables devant lui, mais restait brumeux, absent.
Et il ne disait absolument rien.
Nous avions été prévenu dès l'entrée que, parfois, les "représentations" pouvaient être fort surprenantes, voire parfois même dérangeantes, et que quoi qu'ils se passent, nous ne devions pas intervenir, sauf si c'était la volonté de l'orateur d'un soir. En cas de problème, ils interviendraient. Nous attendîmes donc, achevant en silence notre repas.
Soudain, le regard de l'homme se concentra, et balaya lentement toute la salle. Il se leva, pour pouvoir faire un tour complet, et ainsi capter l'attention de l'ensemble des clients.
Ceci fait, il prit le micro, et prononça, d'une voix très basse mais qui résonna dans toute la pièce mieux que s'il avait hurlé, ce qui allait être son unique mot de la soirée.
"Maintenant".
Plus rien ne bougeait dans le restaurant. Les clients semblaient tous comme suspendus à ses lèvres, guettant un autre mot, une explication. Mais rien ne venait. Seulement ses yeux posés sur nous tous, tour à tour, comme il continuait de tourner lentement sur lui même, nous jaugeant d'un regard impossible à déchiffrer.
Et bien vite ce regard a commencé à créer une dépendance. Quand il s'éloignait d'un côté de la salle, des soupirs de désolation se faisait bien vite entendre; là où il se posait, c'est comme si une peine insurmontable venait d'être consolée comme par magie, les sourires illuminaient les visages, les yeux brillaient de mille feux.
L'homme nous avait tous en son pouvoir, y compris Marissa, tantôt rougissante, puis désespérée, et moi-même, ayant l'impression que mes émotions étaient entrées dans un manège, et ne cessaient de repasser par les mêmes points, en boucle, sollicitant mon endurance dans les moments durs, anéantissant toute résistance dans les très bons.
Puis soudain, l'homme s'arrêta de tourner, son regard se braqua vers le sol et s'éteint.
Il s'assit à nouveau, pour un moment long. Nous ne pouvions détacher nos yeux de lui, attendant la suite.
Finalement, il claqua dans les mains. Une seule fois. Et c'est comme si nous n'avions jamais, nous tous, été de meilleure humeur. Il y avait partout des rires, des visages radieux, des hommes embrassant des femmes, leur caressant la main. Une joie de vivre inouïe s'était emparée de nous, nous faisant tout oublier.
A tel point que personne ne vit l'homme quitter la scène, ni sortir du restaurant.
Ce soir-là, personne ne prit sa place.
Nous sommes souvent retournés, Marissa et moi, au "Labyrinthe". C'est devenu notre restaurant préféré, et même à vrai dire l'unique que nous fréquentons. Nous avons assisté à beaucoup de soirées Agora, vu des humoristes, chanteurs, danseurs, poètes ou romanciers, des gens plein d'idées pour améliorer la vie... il y eut beaucoup de moments d'émerveillement, de douce tristesse... des déceptions aussi. Mais rien ne fut à la hauteur de ce premier soir, de cet homme que personne ici n'a revu depuis.
Seule la joie qu'il avait fait entrer en nous est restée. Notre vie s'est illuminée ce soir-là, et depuis, rien n'a pu entamer l'optimisme et l'harmonie qui règne dans notre couple. Je sais qu'il en est de même pour tous les clients qui étaient présents. Nous nous sommes revus, souvent, et avons sympathisé. Une fois par mois, nous réservons même le restaurant, nous tous, pour recréer un peu de l'ambiance de ce fameux soir.
Mais évidemment il manque toujours quelque chose, et si nous ne repartons pas vraiment déçus, le vide est là, présent, plus comme une question que comme un poids.
Nous savons la chance que nous avons eu ce soir-là. Et en ce moment, d'autres, ailleurs, vivent la même expérience. Nous avons l'impression de les sentir, parfois, les autres que l'homme a visité depuis, comme nous nous ressentons les uns les autres depuis ce soir-là, sachant en permanence où sont les autres et leurs émotions du moment.
Nous aimerions bien les connaître eux aussi, un jour. Les rencontrer au détour du labyrinthe de la vie, les ressentir instantanément, et ne plus jamais se perdre de vue.
Nous ne cesserons jamais de l'espérer.
électronique, guacamole, labyrinthe, Icare, Agora (ou forum), consoler, dépendance, coqueluche, hilarant, endurance
L'ensemble des listes reçues dans le cadre du projet "logorallyes", et ce que j'en ai fait jusqu'ici, est consultable ici.
Ce fut une soirée étrange.
Nous avions décidé ce soir-là de tenter l'aventure du "Labyrinthe", nouveau restaurant mexicain (comme son nom ne l'indiquait pas - la femme du propriétaire était grecque) qui était en deux semaines à peine devenu la coqueluche de la jeunesse "branchée" de la ville. Nous n'en faisions pas vraiment partie, mais l'endroit était suffisamment accueillant pour que les différences de classe sociale s'oublient vite.
J'étais venu avec Marissa, ma compagne, qui tenait absolument à ce que nous sortions un peu plus souvent. Je n'étais pas très chaud j'avoue, ni pour la sortie, ni pour le type de cuisine, mais je ne pouvais pas toujours dire non. Et c'est ainsi que nous avions atterri, après un petit parcours dans le labyrinthe (le nom du restaurant correspondant au mode d'agencement des boxes pour les clients), à cette table, avec un bon vin dans nos verres, du guacamole dans les assiettes, et une musique douce offerte par l'orchestre maison. Tout se passait divinement bien.
La décoration intérieure mettait en scène divers mythes grecques, le labyrinthe bien sûr, le minotaure, Ariane, ainsi que Icare, que l'on voyait tomber en direction des cuisines, ramenant sans doute de son voyage près du soleil certaines nouvelles idées de recettes qui nous enchanteraient bientôt les papilles.
Au centre du restaurant, il y avait l'Agora, ou chacun pouvait venir prendre la parole. En fait c'était la scène idéale pour présenter une chanson de sa composition, un sketch plus ou moins hilarant, annoncer la création d'une nouvelle association locale... en fait, tous les usages étaient possibles, cela ne dépendait que de ce que l'on avait à exprimer.
Evidemment, les propriétaires veillaient à ce qu'aucun apprenti orateur n'utilise cet espace pour des revendications politiques, qui auraient été bien déplacées en ce lieu.
L'orchestre finissait justement sa prestation, et la soirée Agora allait pouvoir commencer.
Un homme plutôt petit, très mince, en tenue décontractée, cheveux noirs mi-longs, yeux immenses profondément enfoncés dans un visage très pâle, s'avança vers les marches, semblant presque flotter au dessus du sol plutôt que marcher. Il monta, et prit tout son temps pour s'installer. Il vérifia la chaise, puis le micro, par quelques tapotements, arrachant des diffuseurs de désagréables sons électroniques. Puis il s'assit, et pendant un long moment, ne bougea plus.
A vrai dire, son regard ne fixait rien en particulier, il semblait dirigé vers les tables devant lui, mais restait brumeux, absent.
Et il ne disait absolument rien.
Nous avions été prévenu dès l'entrée que, parfois, les "représentations" pouvaient être fort surprenantes, voire parfois même dérangeantes, et que quoi qu'ils se passent, nous ne devions pas intervenir, sauf si c'était la volonté de l'orateur d'un soir. En cas de problème, ils interviendraient. Nous attendîmes donc, achevant en silence notre repas.
Soudain, le regard de l'homme se concentra, et balaya lentement toute la salle. Il se leva, pour pouvoir faire un tour complet, et ainsi capter l'attention de l'ensemble des clients.
Ceci fait, il prit le micro, et prononça, d'une voix très basse mais qui résonna dans toute la pièce mieux que s'il avait hurlé, ce qui allait être son unique mot de la soirée.
"Maintenant".
Plus rien ne bougeait dans le restaurant. Les clients semblaient tous comme suspendus à ses lèvres, guettant un autre mot, une explication. Mais rien ne venait. Seulement ses yeux posés sur nous tous, tour à tour, comme il continuait de tourner lentement sur lui même, nous jaugeant d'un regard impossible à déchiffrer.
Et bien vite ce regard a commencé à créer une dépendance. Quand il s'éloignait d'un côté de la salle, des soupirs de désolation se faisait bien vite entendre; là où il se posait, c'est comme si une peine insurmontable venait d'être consolée comme par magie, les sourires illuminaient les visages, les yeux brillaient de mille feux.
L'homme nous avait tous en son pouvoir, y compris Marissa, tantôt rougissante, puis désespérée, et moi-même, ayant l'impression que mes émotions étaient entrées dans un manège, et ne cessaient de repasser par les mêmes points, en boucle, sollicitant mon endurance dans les moments durs, anéantissant toute résistance dans les très bons.
Puis soudain, l'homme s'arrêta de tourner, son regard se braqua vers le sol et s'éteint.
Il s'assit à nouveau, pour un moment long. Nous ne pouvions détacher nos yeux de lui, attendant la suite.
Finalement, il claqua dans les mains. Une seule fois. Et c'est comme si nous n'avions jamais, nous tous, été de meilleure humeur. Il y avait partout des rires, des visages radieux, des hommes embrassant des femmes, leur caressant la main. Une joie de vivre inouïe s'était emparée de nous, nous faisant tout oublier.
A tel point que personne ne vit l'homme quitter la scène, ni sortir du restaurant.
Ce soir-là, personne ne prit sa place.
Nous sommes souvent retournés, Marissa et moi, au "Labyrinthe". C'est devenu notre restaurant préféré, et même à vrai dire l'unique que nous fréquentons. Nous avons assisté à beaucoup de soirées Agora, vu des humoristes, chanteurs, danseurs, poètes ou romanciers, des gens plein d'idées pour améliorer la vie... il y eut beaucoup de moments d'émerveillement, de douce tristesse... des déceptions aussi. Mais rien ne fut à la hauteur de ce premier soir, de cet homme que personne ici n'a revu depuis.
Seule la joie qu'il avait fait entrer en nous est restée. Notre vie s'est illuminée ce soir-là, et depuis, rien n'a pu entamer l'optimisme et l'harmonie qui règne dans notre couple. Je sais qu'il en est de même pour tous les clients qui étaient présents. Nous nous sommes revus, souvent, et avons sympathisé. Une fois par mois, nous réservons même le restaurant, nous tous, pour recréer un peu de l'ambiance de ce fameux soir.
Mais évidemment il manque toujours quelque chose, et si nous ne repartons pas vraiment déçus, le vide est là, présent, plus comme une question que comme un poids.
Nous savons la chance que nous avons eu ce soir-là. Et en ce moment, d'autres, ailleurs, vivent la même expérience. Nous avons l'impression de les sentir, parfois, les autres que l'homme a visité depuis, comme nous nous ressentons les uns les autres depuis ce soir-là, sachant en permanence où sont les autres et leurs émotions du moment.
Nous aimerions bien les connaître eux aussi, un jour. Les rencontrer au détour du labyrinthe de la vie, les ressentir instantanément, et ne plus jamais se perdre de vue.
Nous ne cesserons jamais de l'espérer.