Texte écrit dans le cadre du défi créatif d'aout 2023.
C’est durant mon dernier voyage que j’ai eu pour la première fois cette étrange sensation. C’était vers Bombay, je crois – même si au bout d’un moment toutes les destinations se ressemblent, tout ce que j’en vois étant des aéroports bondés puis un chauffeur empressé, et finalement un grand hôtel dont je ne sors quasi pas vu que les réunions se tiennent souvent dans un salon ou au restaurant.
300 jours par an en déplacement professionnel, pour aller écouter des gens croyant savoir ce qu’ils voulaient m’expliquer mon métier, en souriant poliment, avant de leur suggérer, que le prétexte soit économique, politique, ou plus personnel en les flattant éhontément, de changer leur approche pour quelque chose présentant moins de risques. C’est plus de la psychologie, finalement, que vraiment du consulting en gestion de projets. Mais je suis grassement payé pour cela, et mes clients sont généralement ravis d’avoir fait appel à moi.
Mais cette fois, il y avait quelque chose de différent, comme un décalage. Je savais parfaitement ce que je devais dire à mes interlocuteurs, à propos desquels j’avais étudié les dossiers fournis par mon assistant. Somme toute le projet concerné – la construction de plusieurs nouvelles centrales électriques et le déploiement d’un réseau moderne à travers tout le pays – était plutôt clair et bien pensé. Tout le monde était content, des entreprises qui signeraient là un chantier colossal, aux populations concernées qui bénéficieraient largement, en passant par les décideurs sur place (gouvernement, fonctionnaires), tous recevant des gratifications, argent, cadeaux ou « services ». Rien d’inhabituel. Sauf que pour les habituelles raisons d’ego et d’appât du gain, les choses se passaient assez mal.
Et donc me voilà, en avion puis en voiture puis dans cet hôtel, pour venir jouer les pompiers là où rien n’aurait du pouvoir brûler, sur un dossier dont les aspects techniques n’étaient pas de mon ressort, mandaté par une société française œuvrant dans le nucléaire et approuvé par les autres parties. Et ressentant pour la première fois la sensation de ne plus du tout savoir ce que je faisais là.
La réunion allait bientôt commencer, et je n’avais qu’une envie : rentrer chez moi. Moi qui, depuis bientôt 30 ans, menait cette vie de nomade, oubliant souvent qu’il y avait une femme et des enfants qui m’attendaient quelque part, ne comprenant pas pourquoi elle avait supporté cette vie et m’accueillait toujours avec autant d’amour … Ca avait fini par me rattraper, comme tous mes collègues avant moi. Je ne savais plus qui j’étais, ça ne m’amusait plus depuis longtemps et aujourd’hui ce n’était plus qu’une routine assommante. A laquelle il me paraissait insensé que puisse se résumer ma vie.
Je respirai à fond, affichai mon plus beau sourire professionnel, et saluai mes interlocuteurs qui commençaient à arriver. Nous entrâmes dans la salle de réunion, et je fis plus que bonne figure : d’une situation totalement bloquée à l’entrée, je fis un contrat encore amélioré à la sortie, toutes les parties se félicitant des avancées.
Je prétextai le décalage horaire pour décliner leur invitation à diner.
Je remontai dans ma chambre, profondément insatisfait. Puis après un long moment à réfléchir, j’appelai chez moi.
« Oui, c’est moi. Je reprends l’avion demain, comme prévu.
Mais après j’arrête. C’était le dernier voyage ».
Mes larmes firent bientôt écho à celles de ma femme. Nous parlâmes vraiment, pour la première fois peut être. Du merveilleux voyage que nous allions entamer ensemble, pour le reste de nos vies.