Texte écrit dans le cadre du défi créatif d'aout 2023.
Ce texte fait suite à "Bleu" écrit également dans le cadre de ce défi, et ne peut être compris sans le lire.
Dans son bureau au 52ème étage, un verre à la main, le président Lamar Kittrick contemplait la ville en contrebas, à peine éclairée par les projecteurs des drones qui patrouillaient jour et nuit, et les lumières des quelques immeubles encore éclairés.
Cela faisait un mois maintenant que l’attaque sur la tour avait eu lieu, et que l’ensemble de son cabinet, à l’exception de son ministre de la santé et de lui-même, avait succombé à « l’infection ».
On aurait pu penser que les troubles consécutifs à cet attentat sans précédent auraient été plus violents, préludes à un changement de régime en bonne et due forme. C’est ce que les terroristes avaient espéré, sans doute. Et pourtant, ce soir, la ville était calme. Et jamais les manifestants, même au plus fort des troubles, n’avaient réclamé son départ.
Au contraire.
Il était apparu devant la foule, en rassembleur, certes l’air épuisé et ébranlé, mais toujours à son poste, et ferme sur sa politique, qui était maintenant totalement justifiée par les évènements. Ce n’était pas un signe de faiblesse de son administration, mais au contraire, une preuve de l’ampleur de la menace que les administrations avaient gravement sous-estimée jusqu’ici, appliquant avec un laxisme complice les lois qu’il avait pourtant courageusement porté, de façon tellement visionnaire.
Son discours était sans faute. Et il avait fait mouche.
Les manifestants lui avaient immédiatement donné raison, se rassemblant principalement devant le parlement– les lois sur le partage du pouvoir plaçant les administrations sous le contrôle des députés, pas de la présidence.
Il avait donné des ordres, et son nouveau ministre de l’intérieur avait veillé à laisser les manifestations se poursuivre, dans des limites raisonnables. Et le parlement avait fini par voter un contrôle renforcé, et de nombreuses révocations.
Et le soin de superviser les nouvelles mesures était directement confié à la présidence, les pleins pouvoirs d’urgence ayant également été votés, aujourd’hui même.
Tout était donc parfait dans le meilleur des mondes, pensa le président, un sourire sournois aux lèvres.
Certains s’étaient interrogé sur comment il était possible que le ministre de la santé et lui-même aient pu s’en sortir vivant et non infectés. Les médias avaient vite découvert qu’on les avaient vaccinés préventivement, et avaient longuement disserté sur « l’immense chance pour le pays » que « notre leader, vrai roc dans la tempête, soit encore à son poste ».
Bien sûr, ils n’avaient jamais reçu ce prétendu vaccin.
Il vida son verre et, tendant la main, fit venir à lui la bouteille posée à l’autre bout de la pièce.
Si seulement les gens savaient, pensa-t-il en ricanant intérieurement.
Quand les recherches avaient commencé sur les « mutants », une des priorités avait été de mettre au point un moyen simple et si possible instantané de les détecter. Et le premier prototype de détecteur était vite apparu, avec les différentes teintes lumineuses selon que le sujet était sain, à risque (de maladie ou de mutation), gravement malade … ou mutant.
Blanc, jaune, rouge et bleu.
Sauf qu’il y avait à l’origine plusieurs teintes prévues pour les mutants, selon le pourcentage de mutations, la puissance potentielle évaluée selon certains critères qu’il aurait été bien incapable d’expliquer, ayant à peine compris.
Il avait juste retenu que violet était à surveiller mais pas dangereux (les sujets ne disposant manifestement d’aucune aptitude véritable et finissant par mourir de divers troubles génétiques), que du bleu foncé au bleu clair, la puissance du sujet augmentait.
Jusqu’au vert, et là, il n’y avait aucune limite connue en l’état des recherches aux pouvoirs des individus, et à leur puissance.
Un heureux hasard fit que Karl Lang, le scientifique responsable du développement du capteur, soit lui-même un « vert » et, argumentant qu’on n’avait pas besoin d’un système aussi complexe pour de simples détecteurs, et qu’une seule couleur, bleu marine, suffirait. Il s’arrangea pour que le détecteur classe « bleu » tous les mutants … sauf les verts, reclassés en jaune
Lors d’une visite dans l’usine fabriquant ces détecteurs, alors qu’ils n’étaient encore qu’au stade de prototypes, le - pas encore - président (simple député à l’époque, craignant que la nouvelle technologie ne le démasque un jour) se retrouva face au scientifique. Et lu la vérité dans ses pensées. Cela décida de leur avenir à tous les deux.
Débarrassé de toutes craintes sur son avenir, il put faire campagne pour la présidence sur une ligne dure « anti mutants ». Il ne les détestait pas vraiment, évidemment.
Mais il ne pouvait pas y en avoir d’autres circulant librement et menaçant son pouvoir. A part bien sûr un petit cercle de fidèles, tous « verts », œuvrant dans l’ombre à tous les niveaux du pouvoir. Il les avait repérés grâce aux puces ajoutées par Karl Lang à tous les modèles de détecteur, qui transmettaient à un serveur privé auquel ils avaient seuls accès l’identité de ces personnes. Qu’il se chargeait alors d’approcher pour en faire des alliés … ou les faire disparaître.
Non, le but était, une fois élu, de s’assurer qu’il n’y ait plus le moindre mutant hors de contrôle dans la société. Et une fois ce but atteint, il pourrait tranquillement s’assurer de ne jamais rendre le pouvoir, en usant de ses aptitudes en contrôle mental notamment pour persuader les députés de voter tout ce qui lui plairait, et dans le même temps persuader la population que tout était pour le mieux.
Le président souriait, sentant que ce moment était maintenant tout proche. Il lui fallait seulement encore un peu de temps, et l’arrestation des terroristes bien sûr. Ils avaient tous été identifiés, mais laissé libres le temps que la peur qu’ils frappent encore conduise le pays dans la bonne direction.
Il se tourna vers le ministre de la santé, profitant lui aussi de la vue sur la capitale.
« Un autre verre, Karl ? C’est une grande occasion il me semble !»
A quoi celui-ci répondit par la négative, lui rendant son sourire.