Texte écrit dans le cadre du défi créatif d'aout 2023.
Entre nous, tout avait vraiment commencé par un appel téléphonique à 2h00 du matin. Tu m’avais appelé de Taiwan, via ton PC, en te trompant d’un chiffre dans ton numéro. Il y avait quelque chose dans ta voix, derrière la fatigue et la tristesse, qui m’avait interpelé. Bien sûr tu t’étais excusée et avais raccroché. Mais après beaucoup d’hésitation, c’est moi qui t’avais recontactée une heure après, te demandant simplement si tu avais besoin de parler.
Ce que nous fîmes tout le reste de ma nuit, et une bonne partie du samedi. Tu te confiais comme si nous étions amis depuis l’enfance. Comme si ta vie en dépendait, aussi, et même si tu ne l’as jamais avoué, je me demande si ce n’était pas précisément le cas.
Tu étais là-bas pour le travail, c’était extrêmement bien payé par rapport à l’Europe, ton travail était extrêmement apprécié et valorisé par tes employeurs, mais il devait toujours être présenté ou confirmé par un homme lors des réunions, tu ne pouvais pas t’exprimer seule ou parler directement aux responsables. La place de la femme dans les sociétés asiatiques restait délicate. Et si ce n’était pas la raison principale de ton mal être, cela n’aidait pas.
Tu te sentais extrêmement seule, loin de ta famille, sans aucun ami ici ou là-bas. Ton but premier en allant travailler là-bas était de rejoindre ton copain, mais sa famille n’avait pas apprécié qu’il leur présente une occidentale. Il t’avait abandonnée, du jour au lendemain.
Le seul contact qu’il te restait était ton père, travaillant en horaire de soirée, et généralement disponible vers 2h00 du matin, quand il rentrait du travail. C’était le seul horaire susceptible de vous convenir à tous les deux, et ça ne pouvait pas durer longtemps.
J’appris aussi que tu étais malade, ce que personne ne savait. Tu l’avais découvert lors d’un test de routine. C’était une maladie orpheline, c’est tout ce que tu acceptas de m’en dire. Aucun traitement, il fallait vivre avec, et accepter qu’un jour elle t’emporterait.
Tu avais malgré tout cela une force de vie, une rage bien perceptible, que les conditions n’avaient pas encore réussi à briser.
Tu m’impressionnais beaucoup.
Je te parlai de moi aussi, même s’il n’y avait pas grand-chose à en dire par comparaison, simple auteur auto publié tirant le diable par la queue, d’une foire du livre à une séance de lecture semi improvisée, et survivant en rédigeant des articles publicitaires pour de grandes marques sur internet.
Au fil de nos conversations, nous dérivions du cinéma aux livres, de la musique à la politique, pour revenir à ton travail et mes écrits toujours anonymes. Nous riions beaucoup.
Je ne savais pas à quoi tu ressemblais, et inversement. Aucun de nous ne ressentait le besoin d’y changer quoi que ce soit. Nous étions les amis du bout du monde, nous dansions sur le fil de ton premier appel accidentel.
Cela dura deux ans ainsi.
Et puis un jour tu décidas de rentrer au pays. Ton travail était achevé, on te proposait un autre contrat ici, après une période de repos dont tu disais avoir besoin.
Ta maladie avait beaucoup progressé les derniers temps, mais tu préférais comme toujours parler de tout et de rien, sauf de cela.
Nous continuions à nous appeler comme si tu n’étais pas maintenant à 45 kms de distance. Nous ne voulions pas banaliser ce que nous avions, détruire la part d’inconnu qui nous permettait de rêver (c’était tes mots pour le dire).
Mais depuis une semaine je n’avais plus de nouvelles. Tu n’étais plus connectée sur messenger, et je n’avais pas de numéro de téléphone local pour te joindre – nous n’en avions plus eu besoin - . Je ne pus qu’attendre, et espérer.
Jusqu’à cet appel, au milieu de la nuit, d’un numéro que je ne connaissais pas, mais dont le préfixe était celui de ta région. Et qui scella la fin de notre relation si particulière.
Aujourd’hui je te parle, chère amie, un bouquet de fleurs à la main, hésitant encore à le poser sur la tombe de cette jeune femme si belle sur la photo que ton père a choisie, cette jeune femme que je n’ai pas connue.
Même quand il a fallu t’hospitaliser, à la toute fin, tu n’as pas voulu me contacter. Il ne pouvait pas être question de parler de ça entre nous, tu ne le souhaitais pas. Tu ne concevais pas non plus de devoir dire au revoir. Ce que tu préférais dans mes écrits, c’était tout ce que pouvait préserver de simples points de suspension. Toujours la même volonté de rêver au-delà, que tout reste possible, hors du carcan de la réalité trop crue.
Ainsi tu as choisi de partir sur des points de suspension. Moi devant ta tombe, les fleurs à la main en forme de point final, ça ne t’aurait vraiment pas plu. Mais je le dois bien aux rêves que nous avions tous les deux, que tu m’as confié au fil de ces années et que j’emporterai avec moi en repartant d’ici. Une sorte de passage de témoin, avant de continuer à les rêver pour toi.
A te garder bien vivante à travers eux, et t’entendre rire encore, pour tout le reste de ma vie.