Texte écrit dans le cadre du défi créatif d'aout 2023.
La couleur n’était plus la même. Le monument improvisé – 3 morceaux de bois disposés grossièrement en pyramide, et calés par des pierres – accusait les années écoulées. L’humidité avait fait son œuvre, et si la mousse qui avait colonisé l’ensemble ne l’avait pas renforcée, les craquelures bien visibles auraient sûrement fait tomber la structure.
Dix ans que je n’étais pas revenu ici, depuis ce jour où mes frères et moi avions enterrés notre compagnon d’aventures sous cette « dalle » digne de lui.
Sur la face avant de la pyramide, la figurine que nous avions collé à la super glu tenait encore, par un miracle incompréhensible. Au-dessus, nous avions écrit le nom de notre ami à 4 pattes.
Sphinx.
C’était un chat errant que nous avions croisé le premier été que nous avions passé dans ces bois. Le premier jour, nous avions fait une randonnée, et il était là, assis derrière un tronc d’arbre, à nous observer stoïquement quand nous passâmes à sa hauteur. Puis nous le retrouvâmes, de loin en loin, sans jamais l’avoir vu se lever pour nous suivre, toujours dans la même position. Assis, à nous regarder.
Son nom nous sembla aller de soi.
Notre père accepta de le garder.
A partir de ce jour, quoi que nous fassions, nous emmenions Sphinx avec nous, et le prenions en photo, toujours assis, le regard pénétrant, à coté de nos découvertes du jour (qu’il s’agisse d’une pierre taillée trop précisément pour que ce soit l’œuvre de la nature, d’une empreinte étrange prétexte à un jeu de piste, ou d’un chevreuil que nous réussîmes à ne pas faire fuir, suffisamment longtemps pour prendre la photo).
Le dernier jour des vacances, au moment de partir, nous l’avons cherché partout.
Mais au bout de deux heures, il fallut bien partir sans lui.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, à notre arrivée l’année d’après, il nous attendait, assis devant la porte du chalet. C’était bien lui, avec son regard si pénétrant, et le collier que nous lui avions trouvé et auquel ma mère avait accroché une médaille.
Et le rituel se répéta, années après années. Sphinx nous attendait à notre arrivée, et disparaissait le jour de notre départ. Par habitude, nous ne le cherchions même plus.
Le dernier été pourtant, j’eu la sensation que quelque chose était différent, et pour en avoir le cœur net, je fis le tour du chalet puis je suivis notre sentier favori sur une centaine de mètre.
Il était là, recroquevillé contre le même arbre où il nous attendait, bien des années avant. Mort depuis des heures, semblait-il. Nous n’avions jamais su quel âge il avait à notre première rencontre, mais cela faisait 10 étés que nous passions ici avec lui, et les derniers temps il avait arrêté de nous suivre, préférant se trouver un endroit tranquille pour dormir en attendant que nous revenions lui montrer nos trouvailles, qu’il observait toujours du même regard.
Nous l’avons enterré au pied de cet arbre, le grand bouleau qui marquait la limite au-delà de laquelle on ne nous voyait plus de la maison. Le début de l’aventure. En achevant la pyramide par-dessus, nous savions tous qu’aujourd’hui en était la fin.
Nous n’eûmes jamais le cœur de revenir.
Mais 10 ans après, par nostalgie sans doute, j’étais de retour au chalet. Lui aussi avait connu des jours meilleurs. Malgré le gardien qui venait périodiquement l’entretenir, ce n’était plus comme dans mes souvenirs.
J’aurais aimé que mes frères soient là eux aussi, mais ils avaient décliné. L’un était « trop occupé » - ceci dit d’une voix soudain stressée et gênée, la respiration courte, l’autre ne voulait pas y repenser.
Pour eux non plus, la couleur n’était plus la même sans doute. Notre enfance était morte le dernier jour de l’été cette année-là, et reposait ici, sous le regard de sphinx. Et le temps qui avait passé nous avait changé autant que cette tombe. De notre enfance heureuse, c’est cette tristesse qui était restée la plus vive.
Je restai accroupi un long moment, à observer la figurine qui me regardait, et à tenter de me remémorer le bonheur d’avant.
Puis, je repartis d’un pas hésitant, perdu dans mes pensées, en direction du chalet.
J’eu la certitude que j’arpentais ce sentier pour la dernière fois.