Texte écrit dans le cadre du défi créatif d'aout 2023.
« Vous êtes tout à fait charmant, jeune homme, et vous avez de bonnes idées ! Il faudrait que nous trouvions le temps de discuter plus en détails de vos projets d’avenir. Je vous recontacte, d’accord ? »
Encore une fin de non-recevoir. Cette charmante dame l’avait appelé « Patrick » pendant toute la conversation, sourde à ce qu’il disait. Et elle n’avait même pas pris sa carte. Par contre, le passage obligé ne manqua pas de se présenter quand elle ajouta
« Mais que vois-je ? Vous n’avez plus rien à boire ! Garçon, un verre de bulles !!! »
Ayant passé la soirée à refuser poliment tous les verres que l’on me proposait, vu que je ne touche pas à l’alcool, j’en avais retenu une leçon, forgée sous les regards d’incrédulité et l’insistance souriante (« Allons allons, ce n’est pas un verre qui va vous tuer ! » : il valait encore mieux que je m’esquive discrètement pendant que la personne avait la tête tournée vers le serveur.
Evidemment, ce n’était pas l’idéal pour laisser une bonne impression, alors que j’étais là pour nouer des contacts professionnels. Mais de toute façon, personne ne m’écoutait vraiment. Et l’homme pour lequel nous étions tous là, le mystérieux PDG de la société, M. J. Randall, seul capable de décider de l’avenir des gens présents, ne se montrerait pas plus cette fois que chaque année. Il aimait cultiver le mystère, cela avait contribué à sa légende. On ne connaissait de lui que son succès dans les affaires et cela semblait lui suffire.
Mais ce n’était pas pratique quand on avait un projet à lui soumettre.
Les serveurs semblaient s’être lancés dans une traque pour me mettre de force un verre en main, et je commençais à avoir très chaud, et la tête qui tournait, à force de voir tous ces gens en train de boire, les bulles crevant la surface des coupes qu’ils portaient à leur lèvre, le goût fantastique que devait avoir ce champagne hors de prix qui était servi …
C’est donc presque en m’enfuyant que j’arrivai sur la terrasse. Enfin un peu d’air.
« Alors, on s’évade ? »
Je me retournai, surpris, pour découvrir le regard perçant et la moue amusée d’une jeune femme d’environ 22 ans.
- J’avais besoin d’air. Et vous ?
- Je préfère encore le silence et l’obscurité à toutes ces personnes et ces conversations creuses.
« Au fait, je m’appelle Maxine » ajouta-t-elle dans un sourire, avant de finir son verre, et de m’en proposer un, avant que je ne puisse me présenter à mon tour. Je soupirai, et elle éclata de rire. « Pas de panique, ce n’est que de l’eau ! » précisa-t-elle finalement, savourant manifestement mon embarras.
- Ce n’est pas bien, je ne devrais pas vous taquiner ainsi. Vous faites de gros efforts depuis le début de la soirée, et j’imagine comme cela doit être inconfortable.
- Vous m’avez observé ?
- J’aime bien savoir qui est qui. Déformation professionnelle.
- Et si je puis me permettre, Maxine … à quoi occupez-vous donc votre temps, quand vous n’observez pas les gens en soirée ?
- Oh croyez-le ou non, c’est la part la plus importante de mon travail, dit-elle, son sourire taquin s’élargissant. Le reste du temps, ce ne sont que des chiffres et des graphiques à n’en plus finir. Je préfère de beaucoup être ici. Cela me permet de rencontrer des gens intéressants.
D’ailleurs, j’aimerais en apprendre plus sur vous. Venez, nous seront plus à l’aise par ici.
Elle avait sorti de sa poche un passe magnétique et ouvert la porte du bureau d’angle, qui donnait lui aussi sur le balcon. J’étais désorienté. Qui était cette femme qui ne m’avait même pas laissé me présenter, et que faisait-elle ici ? Et à quoi rimait cette invitation plutôt… rapide ?
Devinant mon trouble, elle ajouta, mystérieuse
« Vous me suivez, Tom ? Peut-être pourrais-je prêter une oreille plus attentive que les autres convives à vos idées pour l’entreprise. »
Je l’accompagnai donc dans le bureau, de plus en plus désorienté. Elle connaissait mon nom. Avait-elle espionné toutes mes conversations de ce soir ? Que me voulait cette femme que je n’avais jamais vu avant ?
Elle appuya sur un interrupteur, et la lumière révéla un impressionnant bureau aux boiseries à couper le souffle. Le mobilier semblait ancien, mais je ne m’y connaissais pas assez pour émettre la moindre hypothèse sur l’époque. Ce n’était pas ce qui m’intriguait le plus ici.
Au mur, un portrait d’homme, peint avec grand talent. On aurait pu croire que ses yeux me suivaient tandis que j’avançais dans la pièce.
« Mon père », me souffla Maxine, qui était maintenant derrière moi, m’observant tandis que je découvrais les lieux. Son murmure me fit frissonner.
Et soudain l’ambiance changea du tout au tout.
- Je pense avoir assez joué avec vous comme cela, Tom. Passons aux choses sérieuses.
- Que voulez-vous dire ?
- Avant toute chose, je me dois de me présenter un peu mieux. Vous verrez, tout va être tout de suite plus clair.
Elle me tendit la main pour une poignée beaucoup plus ferme que je ne l’aurais imaginé
- Maxine Jane Randall, ravie de vous rencontrer.
- M.J Randall … balbutiais-je, ne sachant plus où me mettre.
- Allons, vous étiez bien plus éloquent ce soir, en tentant d’expliquer vos idées à mes convives insipides et avinés. Une belle bande de profiteurs suffisants qui ne viennent ici une fois par an que pour s’attirer mes bonnes grâces … sans même savoir que ce sont les miennes. S’ils l’apprenaient, ils s’étoufferaient sans doute avec les petits fours.
- Mais pourquoi me révéler votre secret, alors ?
Elle sembla hésiter un instant, et poursuivit.
- Ce n’était pas prévu. Si je vous jugeais aussi intéressant que mon enquête préalable le laissait supposer, vous auriez normalement du discuter avec mon assistant. Et puis je vous ai observé, discrètement. Votre franchise, votre passion pour votre travail, votre volonté sans faille face aux tentations – et les efforts pour garder bonne figure alors que clairement ce genre de soirée vous fait horreur -, tout cela m’a beaucoup impressionné. Rares sont les gens assez intègres pour s’infliger cela sans y chercher un bénéfice personnel.
Devant mon air ébahi, elle continua
- Oui, j’ai lu vos propositions. Vous avez tenté à maintes reprises de les faire remonter par la voie hiérarchique, sans succès. Officiellement, ça ne m’est jamais parvenu. Mais en réalité, j’ai des yeux partout ! Pas une seule n’implique une augmentation ou un poste supérieur pour vous-même.
- J’aime mon travail, simplement.
- C’est bien ce que je disais. Donc il m’est venu une idée …
Voudriez-vous devenir le visage de la société ?
Je fus estomaqué, et ne parvenais plus à émettre le moindre son.
Vous serez d’accord avec moi sur le fait qu’un PDG ne peut pas ne jamais apparaître au grand jour. Ce n’est pas possible. J’ai eu beau faire des miracles depuis que mon père m’a transmis les rênes peu de temps avant sa mort, il y a eu des moments où cela n’est pas passé loin que le secret ne soit découvert.
Et cela serait catastrophique !
D’abord, parce que personne ne me prendrait au sérieux – nous sommes dans un monde d’homme, je suis trop jeune, trop « souriante », pas assez sérieuse en somme - et l’image de la société en serait ternie.
Ensuite, parce que je n’ai pas envie de toute l’attention que cela me vaudrait. J’aime pouvoir mener ma vie en dehors de ces murs comme Maxine, pas M.J Randall. Cela ne serait plus possible si tout le monde savait.
- Mais comment imaginez-vous que cela puisse fonctionner ?
- Je suppose qu’aucun des bouffons dans la pièce à coté, ni dans votre service dans la société, n’a vraiment fait attention à vous jusqu’ici. Il ne devrait pas être trop compliqué de leur faire croire que vous étiez « en infiltration » pour voir de l’intérieur ce qui ne va pas dans la société. Un patron « undercover » comme on dit dans les télés réalités.
Elle rit.
- Il sera donc facile de vous faire passer pour le patron, et pour M.J Randall, ce ne sera qu’un pseudonyme derrière lequel vous vous cachiez …
- Et vous dans tout ça ?
- Moi ? Je serais votre assistante en apparence, prenant vos rendez-vous, planifiant les réunions, supervisant les rapports, organisant tout ce qui doit l’être pour que tout tourne rond.
- Et se faisant, mettant la main à la marche de toute l’entreprise …
- Je vois que vous commencez à saisir.
J’aime vos idées. J’aimerais que l’entreprise en profite et je vous donnerai toute liberté pour le faire si vous acceptez ma proposition.
Vous ne seriez pas mon prête-nom. En quelque sorte, nous co-dirigerions l’entreprise.
Qu’en dites-vous ?
L’idée paraissait folle, et je posai encore beaucoup de questions. La conversation dura toute la nuit, et il me fallut bien reconnaître finalement que Maxine avait pensé à tout.
En plus, elle avait un vrai talent pour vendre l’idée. Maintenant, j’en avais envie.
Je finis par accepter.
Ce que je n’avais pas imaginé, se faisant, c’est à quel point ma vie allait en sortir transformée. Mais un an plus tard, alors que j’étais moi-même l’hôte de la soirée annuelle, je faisais le bilan dans ma tête et c’était vertigineux.
« Inattendu, aussi, sur beaucoup de points. » pensais-je en voyant Maxine revenir vers moi, son ventre arrondi ne m’incitant pas à penser au travail. Elle se pencha vers moi pour m’embrasser, puis me murmura à l’oreille le nom des personnes à qui nous devrions absolument parler en privé.
Nous avions commencé à nous rapprocher quelques mois après mon « entrée en fonction ». Le mariage et la grossesse avaient suivi de près, tant cela nous avait semblé évident.
Elle avait tenu à ce que le mariage me donne droit à la moitié de l’entreprise. J’avais insisté pour qu’aux yeux du monde, ce soit elle qui dispose maintenant de la moitié, ce qui lui donnait le droit de décider quand je n’étais pas disponible. Mais je restais le visage de l’entreprise, comme elle l’avait souhaité, préservant l’ombre où elle s’épanouissait.
Nous étions parfaitement heureux ainsi.