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Texte écrit dans le cadre du recueil "Chemin de rêves" 06 - 25/09/2007 - Ecriture sur image (Azalaïs) |
Louise peignait.
C'était le seul plaisir qu'il lui restait dans la vie, depuis qu'elle avait bien du se résoudre à venir vivre ici, dans cette maison de retraite douillette et paisible, où, passés les premiers moments d'inquiétude, elle avait su trouver sa place et faire respecter ses habitudes. Pourtant, sa maison lui manquait, et ses promenades dans le grand parc, autour.
C'était d'ailleurs ce qu'elle peignait, en ce moment, pour se souvenir de chaque brin d'herbe, chaque arbre, chaque mouvement des feuilles au rythme du vent. Ce vent, elle le sentait presque courir sur sa peau, tellement elle était plongée profondément dans son oeuvre. C'était son sujet de prédilection, même si elle était capable de peindre absolument n'importe quoi, de mémoire ou d'invention, avec un réalisme absolument saisissant.
Bien sûr, il lui arrivait de se promener dans le petit jardin de la résidence, avec Ingrid, son aide soignante. Mais ce n'était pas pareil, évidemment. Ingrid avait beau lui dire qu'il y avait aussi des herbes, des arbres, "et puis le vent Louise, tu le sens ?", ce ne serait jamais pareil.
Sur ses toiles non plus, finalement, ce n'était pas pareil. Ce n'était rien de plus que des images, même si, à leur vue, personnel et résidents s'extasiaient. Ces derniers avaient même insisté pour les faire placer devant les fenêtres les plus mal situées, celles qui donnaient sur l'ancienne zone industrielle désaffectée. Ils préféraient cette vision de nature plutôt que les batiments sales, et tant pis s'il fallait une autre source de lumière pour éclairer les couloirs. Depuis, le moral des résidents s'était nettement amélioré, et le personnel ne pouvait que se féliciter d'avoir laisser faire.
Et puis Louise avait continué à peindre, et les toiles étaient devenues trop nombreuses. Alors les résidents avaient commencé à voter pour savoir si les nouvelles étaient meilleures à leur yeux que certaines exposées, pour remplacer. Les autres toiles, les anciennes, étaient exposées dans une annexe récemment ouverte, servant de galerie d'art. Elles trônaient, magistrales, au milieu d'oeuvres de tout types d'autres résidents, stimulés par la créativité de Louise. Les visiteurs se bousculaient, payant pour venir voir les expositions successives. L'argent servait à améliorer encore les conditions de vie des résidents, et tout le monde y trouvait son compte.
Louise aurait donné cher pour pouvoir voir ce public, les expressions sur leur visage en découvrant ses tableaux. Mais cela lui était interdit, à cause de son état. Alors elle se contentait de se placer au fond de la salle, à l'écoute du brouhaha, et là elle livrait à la toile ce qu'elle ressentait. On lui disait que ces toiles-là étaient sans nul doute ses meilleures, celle où elle ne cherchait plus à transcrire une réalité physique, où elle se permettait tout. C'était aussi celles qui lui procuraient le plus d'émotions.
Juste avant la fermeture, le public l'acclamait invariablement. Elle en était émue, mais encore une fois, il manquait quelque chose.
Elle pensait à cela en vérifiant les étiquettes de ses tubes de peinture. Sa mémoire était fidèle, elle les posait toujours dans le même ordre, ne s'était jamais trompée. Mais ces derniers temps, sans raisons claires, elle ne faisait plus vraiment confiance à sa mémoire non plus. Elle préférait le contact de l'étiquette en braille sous ses doigts, pour se rassurer, se prouver qu'elle n'était pas encore morte.
Pour tous, elle était une artiste peintre de talent. Personne ne voyait la femme aveugle avec ses doutes, son besoin d'exister aussi en dehors de sa peinture, de remporter des petites victoires sur elle-même, les dégradations de l'âge, et sa cécité. Personne ne lui demandait jamais comment elle allait, ses toiles paraît-il parlaient pour elle : toujours très colorées, vivantes, signe de bon équilibre mental.
Alors qu'elle ne faisait que crier de tableau en tableau sa rage de voir encore, à nouveau, et qu'à l'insu de tous elle s'enfonçait dans une dépression profonde.
Elle avait tout fait pour se faire oublier derrière la peinture, et maintenant qu'il lui aurait fallu être vraiment vue, ce n'était plus possible.
Il lui fallait une solution radicale.
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Un matin, les résidents eurent la surprise de découvrir une nouvelle toile, où, pour la première fois, elle s'était peinte, elle-même, au milieu du décor : le jardin de la résidence, qu'elle n'avait pourtant jamais vu. Elle avait livré sa version du jardin, tel qu'elle l'avait ressenti. Et c'était extraordinairement, incroyablement, juste.
La Louise sur le tableau était différente. Vivante, joyeuse, heureuse. En la voyant, ils comprirent ce qu'ils avaient tous choisi d'ignorer, les signes plus ou moins ténus, la fragilité de l'être humain seul au milieu des autres, qui n'étaient là que pour une facette d'elle, l'artiste.
Ils la cherchèrent partout, pour lui dire qu'ils avaient compris, qu'elle avait le droit d'être encore vivante aussi, qu'ils l'aideraient à être heureuse à nouveau.
Ils la trouvèrent dans le jardin, là où elle s'était représentée, près du plus grand arbre.
Etendue à ses pieds, morte.
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La galerie porte désormais le nom de "Louise Drumont", en hommage à cette artiste qui n'était pas que ça, mais qui resta si méconnue de ceux qui l'avaient cotoyées dans ses dernières années.
Les expositions continuent d'y rencontrer un immense succès. Avec l'argent, des activités variées ont été mises en place pour les résidents, pour qu'ils ne puissent rester enfermés dans une seule, au point de s'y résumer, même contre leur gré. Des activités de groupe, des jeux de rôles, et la présence de plusieurs psychologues, complètent le dispositif mis en place par le directeur pour que le cas de Louise ne puisse plus se reproduire.
Le directeur y pense souvent, en venant visiter seul la galerie, une fois la nuit tombée. Son établissement est maintenant extrèmement renommé, autant pour la qualité de vie que pour la galerie, et il aurait tout pour être satisfait.
Mais ce qu'il ressent, il le sait, est très proche de ce que ressentait Louise.
Il aurait beau faire, au mieux de ses capacités, ça ne serait jamais pareil.
Il se répête tous les jours qu'il ne veut pas finir comme Louise, prisonnier d'une idée fixe. Il voit bien que comme elle, il refuse de lâcher prise, choisissant de continuer sa quête d'une perfection absolue qui ramènerait le passé à la vie. Mais ce n'est pas possible évidemment. Tout ce qu'il peut faire, comme tout être humain, c'est honorer le passé, les moments heureux, ne jamais les oublier, mais ne pas en rester otage, vivre le présent intensément.
Mais depuis le temps qu'il cherche à s'en convaincre, il réalise qu'il en est toujours au même point, mêmes mots pour les mêmes conclusions, jamais appliquées. Finalement, il est ce prisonnier, repoussant toujours à demain la solution, continuant à ignorer tout présent qui ne serait pas hanté par Louise. Au point de se confondre, dans l'esprit des gens, avec ce but qu'il s'est donné, et qui le tue à petit feu par l'impossibilité de toute satisfaction, et sa profonde solitude intérieure.
Comme Louise, il lui faut une solution radicale.
Ne remettant pas à demain, il retourne à son bureau, et commence à rédiger sa lettre de démission.